A Contre-Pied Éditions nouvelles L’héritage de la peur

L’héritage de la peur

Une ferme proche de Chambois entourée d’un mur de pierres beiges étalait sa superficie au milieu d’une prairie en jachère. Le pré ou devrais-je dire, plusieurs champs étaient séparés par des clôtures. Ces prés, en été, sont de la couleur jaune comme les blés murs par les rayons du soleil, verts comme les feuilles de pommes de terre, bordés d’un liseré rouge de coquelicots et, en hiver, de la couleur de la terre retournée et préparée pour l’arrivée du printemps et de ses plantations. Ce jour-là, après dix années écoulées suite à la Libération – la vie journalière n’avait pas repris son fil de joie et le labeur apportait crainte et angoisse à ceux qui s’en allaient travailler à la terre. Une voix se fit entendre. Elle était teinte d’exaspération :
– Appelle les démineurs ! Encore un !
C’était le patriarche, le paternel qui aboyait pour se faire entendre de ses fils qui se trouvaient de l’autre côté.
– On ne peut rien faire de plus aujourd’hui. Rentrons.
Sur la grande table, devant la cheminée où les premiers feux crépitaient, odorants et chaleureux, les femmes étalaient les journaux du mois dernier qui annonçaient comme tous les jours l’extraction d’une bombe ou d’une mine, d’un avion enfoncé profondément dans la terre, des ceintures qui, au moment où les cadavres faisaient un tapis mou et malodorant, étaient coupées pour empêcher l’éclatement des corps, et de soldats enfouis et devenus ossements après avoir été cadavres à asticots. Le silence se faisait pesant autour de la table alors que les femmes haletaient en préparant le repas du soir. Les navets et les rutabagas, des fois des topinambours, frottés à la main pour retirer le plus possible la terre, ensuite grattés avec le dos du couteau pour ne pas gaspiller, rejoignaient la marmite posée sur la grille au-dessus des flammes de la cheminée où l’eau bouillait et dans le four en pierre, un jarreton de porc bien gras pour donner un peu de goût. Par la suite, elles déposaient dans des plats émaillés, les légumes cuits et la viande rôtie sur laquelle coulait le jus de cuisson.
– Il n’y a rien d’autre à manger, pleurait le petit garçon de sept ans, né trois ans après la Libération. A l’école,le maître nous a dit que cela faisait des années qu’on pouvait manger du poulet. Mes copains ont des poules et des lapins. Et nous, pas.
– Il y a encore trop de morts dans la terre. Et les poules mangent tout, tu sais, répliqua avec douceur la mère du garçonnet. Nous irons aux mûres demain après l’école.
– Certainement pas, tonna le père de la maisonnée. Ces baies-là, là-bas, sont de la couleur du sang séché.
Il se tenait debout, le doigt pointé vers l’extérieur des murs, jambes tendues, retirant de ses pieds les bottes données par l’hôpital de campagne, rapiécées de toutes parts mais dont le nom du propriétaire en lettres gothiques était encore bien visible.
– L’odeur de la mort traîne encore.
Il avait plu et la terre était grasse. Elle était généreuse et nourricière mais l’angoisse de tomber sur une âme perdue empêchait le fermier et ses fils de sourire à nouveau à la vie et de cultiver convenablement son terrain.
– Les démineurs ne pourront venir que dans deux jours, annonça le père en raccrochant le téléphone. Ils sont du côté de Nécy. Un gamin, en voulant cueillir des champignons en forêt, a eu la jambe arrachée par une mine dissimulée.
– C’est la troisième fois cette semaine. Faudrait que ça s’arrête. Dix ans que la guerre est finie et nous payons encore chèrement notre tribut, dit la mère, torchon à la main pour attraper la marmite et la poser au centre de la table.
Avec une louche, elle servait dans les assiettes creuses, ébréchées pour certaines, ayant perdu leur couleur pour d’autres, les légumes arrosés du jus de la cuisson.
– Cela tiendra le ventre, dit la mère du petit garçon en coupant une tranche de pain dur qu’elle morcela équitablement pour que chacun puisse en avoir un morceau qu’il trempera dans le jus.
Le silence revint. Seuls les crépitements du feu, les cuillères dans les assiettes dénotaient avec la lourdeur du moment. Quand les assiettes furent vides, tous se levèrent.
– Au lit ! dit la maman à son fils. Demain il y a école !
Et après la vaisselle, pendant que la grosse bûche devenait cendres, le patriarche attrapa de sa main calleuse la boite posée sur le manteau de la cheminée. Elle contenait un mélange de feuilles séchées de tilleul, cassis, fraisier, noyer. En l’ouvrant, une odeur doucereuse envahit ses narines. Dans le fourneau de sa pipe en bois, il tassa une belle pincée et, avec un bout de tison enflammé,l’alluma. Assis dans son fauteuil recouvert d’une couverture pour cacher le délabrement du dossier, les yeux perdus et le regard vague, il tirait de petites bouffées de sa bouffarde. Son épouse avait les traits marqués. A chaque fois qu’elle entendait son mari de fermier parler du dedans du couloir de la mort, d’un champ où avait été trouvé un corps ou un obus, elle repensait à la trouille qu’elle avait eue quand elle avait dû marcher sur les cadavres où le sang giclait de la bouche. Depuis lors, elle n’avait plus quitté la ferme et se tenait à l’abri derrière ses murs épais. Elle avait avalé les mots et restait silencieuse.
– Tu sais, demain, faudra que j’aille à la ferme Hubert. Un corps est remonté à la surface et nous devons envoyer la plaque du mort au service de l’identification, faire appel à la gendarmerie. Le pire c’est qu’il va rester là car les nations ne voudront pas le rapatrier et ne payeront pas les pensions aux veuves.
Une larme coula le long des joues creusées de la femme. Depuis ce jour-là, elle avait vieilli. Elle avait perdu ses illusions de jeunesse.
© Krystin Vesterälen – 10 août 2017

Autres articles