Ouverture
Découvrons l’idylle la plus belle de tous les temps, entre le soleil de son époque, grand maître dans la voie spirituelle, et la reine des princesses, astre de sagesse et de beauté !
Je tiens ce récit d’un être qui vivait, depuis des années déjà, sur le pas de ma porte à Bordeaux, sans que – allez savoir pourquoi ! – je n’aie jamais remarqué sa présence. Lorsque, enfin, il attira mon attention, je commençai par éviter de le croiser. Je n’allais pas, à vingt-cinq ans, me mettre à fréquenter ce genre d’individu que je ne fréquentais pas jusque-là. Quand il évoquait l’ha-bitude et l’entêtement des hommes, mon Dakarois de grand-père disait avec raison : « Enseigner à l’enfant, c’est comme graver sur la tablette de pierre ; tandis qu’enseigner à l’adulte, c’est comme écrire sur l’eau. »
Et puis, il faut bien le dire, cet être-là, dont je ne sais toujours pas si c’est un homme ou une femme, ne s’efforçait guère de se faire accepter. Il trônait sur son Olympe, dans ma rue délabrée, en attendant que les hommes normaux, comme j’en fus, grimpent jusqu’à lui en demi-dieux illuminés et courageux pour y chercher de l’ambroisie et du nectar. Mais encore, fallait-il vaincre l’appré-hension de l’inconnu qui me serrait la poitrine à chaque fois qu’il semblait esquisser un geste envers moi. Il était dit cependant que lui et moi aurions une conversation et, le hasard faisant bien les choses, ou n’existant tout simplement pas, il arriva un jour salvateur où je me laissai tenter par sa ruse.
Un lundi de grisaille, alors que j’arrivais chez moi pour enfin me reposer d’une fastidieuse jour-née, l’être surprenant dont il est question se mit d’un coup à jouer de la percussion. C’était du djembé !
J’avais toujours été fasciné par la manière de faire des Africains qui battaient, de leurs mains nues, cette peau d’animal tendue et délicate au toucher. Le son réussissait toujours à m’envoûter, et j’y réagissais comme le Blanc fasciné par les coutumes des Noirs. Parce que, noir comme j’étais, je n’avais en fait jamais mis les pieds dans mon Sénégal d’origine ─ autant dire que je n’étais pas plus sénégalais que le plus français des Français. Et ce même si, quand l’occasion se présentait, je me faisais passer pour exotique auprès des abo-rigènes blancs de Bordeaux. Mais enfin, l’on pouvait leur faire croire n’importe quoi, à ceux-là. Ils me regardaient, les yeux écarquillés, et me poussaient à leur mentir encore plus fort. C’est tout juste s’ils ne me demandaient pas par quel moyen j’étais venu en France.
Ah, si ! Une fille avait osé. De mon âge, celle-là. J’en profitai pour lui faire avaler plus de couleuvres que nécessaire. Je lui jurai qu’enfant j’avais vécu comme les garçons de Slumdog Mil-lionaire, avant d’arriver en Europe dans une pirogue qui avait chaviré aux îles Canaries. Elle se réjouit que j’eusse eu la chance de vivre aussi décemment en Afrique, et plaignit ceux de mes compatriotes qui n’avaient pas eu cette opportu-nité, parce que, je la cite : « L’Inde, c’est pauvre. Mais l’Afrique, c’est gavé pauvre, non ? » Devant mon ahurissement que je n’arrivais même plus à dissimuler, elle avait ajouté une moue dubitative à sa question. C’étaient des anecdotes comme celle-ci qui émaillaient ma vie de jeune adulte, avant que l’être indescriptible dont je vous ai parlé plus haut ne vînt combler le vide grâce à ses magnifiques histoires.
Bien sûr, je me sers du masculin pour parler de lui, peut-être parce que je suis un homme et que c’est mon genre naturel. Mais je peux vous assurer que je ne suis pas certain qu’il fût un homme. Il est bien possible que ce fût une femme. Je ne sais pas non plus s’il était jeune ou vieux, tant était déroutante l’apparence de ce conteur merveilleux et de ce joueur de djembé hors pair !
Et donc, par un lundi de grisaille, je m’approchai enfin de lui, afin d’écouter la mélodie de sa douce percussion. Il me tendit le fût de bois en souriant. J’acceptai l’offrande sans savoir ce que j’en ferais. Son sourire s’élargit, il n’en fallut pas plus pour me dérider. Je m’enhardis et tentai deux à trois tapes sur le fragile caisson africain.
─ Je ne sais pas jouer comme vous, me dé-fendis-je.
─ Ce djembé-ci importe peu, lança-t-il. Chacun y joue selon sa propre fantaisie. Celui que nous devons tous jouer à la perfection, c’est le djembé du cœur !
En bon étudiant en journalisme que j’étais, je demandai ce qu’était le djembé du cœur et me sentis tout à fait ignorant et niais en posant la question. Mais l’être posté sur le pas de ma porte choisit de ne pas me juger et répondit avec bienveillance.
─ C’est l’amour. Et c’est la connaissance de l’amour.
Ce jour-là, j’entrai chez moi en méditant sur le sens de sa réponse. Le lendemain, au soir venu, je me présentai au-devant du « djembéïste » avec un plat de pâtes à la sauce bolognaise, en souhaitant de toutes mes forces avoir pu confec-tionner à la place une recette sénégalaise. Un thièbou-djeune, ou un thiéré, par exemple… Comme s’il lisait dans mes pensées, l’être gracieux me dit que, dans ce monde, il n’y avait pas meilleur plat que ces pâtes-là. Je lui demandai pourquoi. Il répondit :
─ C’est une cuisson d’amour, que celle que tu as faite avec ton cœur pour le partage avec autrui.
─ Vous parlez beaucoup d’amour, lui fis-je remarquer.
─ Non seulement c’est la seule chose dont j’aime parler, commença-t-il, mais c’est aussi la seule raison qui devrait me pousser à parler, à chaque fois que je dis le plus petit mot.
─ Même si j’ai le sentiment que je suis en face d’un être à la sagesse infinie, lançai-je, je n’arrive pas, pour être tout à fait honnête, à appréhender tout ce que vous dites.
─ Une histoire t’aiderait-elle à comprendre ? s’enquit mon nouvel ami.
─ Si c’est vous qui me la racontez, je voudrai bien l’entendre, rétorquai-je, plein d’envie.
Et c’est ainsi que j’entendis conter la magnifique aventure dont je vais moi-même vous parler dans ce récit. Ce n’est pas la mienne et je ne peux m’en arroger le mérite. Car l’être qui me la conta, lui-même, insista bien sur le fait que ce n’était pas non plus la sienne. Il m’arriva de le couper, alors qu’il était en train de son récit, pour exiger des détails sur les personnages et les lieux, et pour qu’il me fît une carte des plaines et des déserts qui étaient le théâtre de son épopée. Mais il me répondit que son récit venait d’une époque fort lointaine, laquelle ne faisait pas grand cas de pareils détails. Et puis l’universalité contenue dans ce conte, me dit-il, ne saurait s’embarrasser de ce genre de broutilles.
Le grand désert du Gadaay, dont il sera parlé tout à l’heure, contenait-il dix mille ou cent mille dunes ? Le disciple bien-aimé, personnage central s’il en est, était-il chauve ou avait-il la chevelure abondante et hirsute ? La durée dans le temps de ces événements est-elle vraiment plausible ?
Les réponses possibles à de telles questions n’auraient rien pu ajouter à la compréhension de l’histoire ─ compréhension qui, selon mon ami, était la cause même de l’existence de celle-ci. En réplique, j’arguai du fait que mes contemporains, le jour où ils l’entendraient, ne seraient pas contents de ne pas avoir plus de détails. Il balaya mes doutes d’un revers de la main et d’une parole de sagesse : « Dès l’instant que tu auras compris, tu seras éclairé du feu de l’amour, puis tu deviendras une torche porteuse de lumière. C’est ainsi que tu transmettras ta lumière à tous les endroits sombres où tu pénétreras. Tel un flam-beau ! » Son discours me convainquit. Ou bien peut-être me flattait-il…
Mais je dois avouer que, finalement, mon scepticisme fut levé quand je me laissai happer par le bonheur que me procurait l’initiation de cet être souriant, à l’imagination débordante. Place donc à l’épopée, qui n’est ni la sienne ni la mienne, à moins qu’elle ne soit autant la sienne que la mienne… et la vôtre !
Précisons d’abord que les évènements relatés dans cette histoire ont fait naître des lieux de pèlerinage. Les hommes et les femmes de tous bords, dont les cœurs brûlent d’amour, vont et viennent dans ces sanctuaires afin de s’y remé-morer les sacrifices du passé.
Certains font le voyage avec leurs enfants, parfois des nourrissons, dans l’espoir que les bam-bins grandissent sous l’influence spirituelle de ces anciens héros, demi-dieux disparus depuis fort longtemps. Et l’on n’en reste pas là. Ce sont des biens agricoles, les cultures de toute une saison, ainsi que des troupeaux entiers de bêtes à cornes, qui y sont sacrifiés au nom du plus glorieux des couples. Des amphores de miel, de vin, de lait et d’eau, aux anses aussi immenses que les coupoles de la Grande Mosquée de Djannatoul Mahwa, sont laissées là, à l’abandon, pour qui veut bien s’en charger.
Il arrive, bon an mal an, que quelques pèlerins y laissent la vie. Soit parce qu’ils sont trop zélés, soit parce qu’ils sont trop vieux, soit parce que simplement est venue l’heure de mourir. Et quel honneur pour ces âmes en peine, emplies d’une plainte irrationnelle dont la cause est l’a-mour ! Il n’y aurait pas assez d’exclamations et de points d’exclamation pour rendre compte de cette force, dont tout mouvement est la conséquence !
La légende a ainsi survécu aux vicissitudes du temps et traversé l’espace jusqu’en ses confins. Bien entendu, certain conteur a pu introduire çà et là sa propre fantaisie. Ou bien, confrontés à l’art d’un chanteur, les faits en seront sortis quelquefois adaptés. Cependant, le socle demeure. Il s’agit d’a-mour inébranlable, de volonté indomptable et de puissance inégalable. Dans l’Égypte antique, les architectes bâtirent des pyramides en l’honneur de cette réalité ineffable, tandis que les scribes gra-vèrent la pierre en s’en inspirant. Samson, fils de Manoach, tira sa prodigieuse force de ce principe, tout comme Hercule, fils de Zeus ! Les moines tibétains, pour s’aider dans l’endurance de leurs longues prières, ont médité sur le sens de cette rencontre entre un homme et une femme ex-ceptionnels. En Amérique, les Indiens mirent sur pied des civilisations entières modelées sur le pa-radigme fourni par cette même inspiration. Les aèdes, avec une seule lyre pour aide, en ont dit les moindres détails et dessiné les moindres contours. Zarathoustra, comme les anciens mazdéens avant lui, en parla en tant qu’Ahura Mazdâ, le feu créa-teur du ciel et de la terre. Alexandre le Grand y fut très tôt initié dans le palais de son père par la dextérité d’Aristote et, grâce à la connaissance de cet amour, il put vaincre Gog et Magog. Les drui-des celtes écrivirent sur le sujet des centaines d’ouvrages, dans lesquels ils couchèrent ce qu’ils en découvrirent, tout en précisant qu’ils n’en a-vaient découvert que peu de choses. Lorsque, d’a-près le mythe, Gautama le Bouddha rencontra dans la même journée miséricordieuse le vieux, le malade, le cadavre et le moine, il entra lui-même dans cette épopée intemporelle. Les troubadours, qui allaient de ville en ville, ont dansé sur des paroles enchanteresses tout droit issues de cette même aventure. Les derviches tourneurs, suivant la procession des nuages au ciel et la folle passion qui les guide, virevoltent dans l’envoûtement de cette magie. Les croisades guerrières du Moyen Âge eussent été résolues dans la paix, si tous leurs meneurs s’étaient abreuvés de l’eau claire qui s’écoule de cette allégorie de clémence et de par-tage. Pour finir, les griots des contrées africaines, grands gardiens de l’oralité et personnages hauts en couleur, ont hurlé sur tous les toits et sous tous les arbres à palabre, selon leur propre déclinaison, les noms glorieux de Beth Asmaan et de Sahaala Souf.
Si je ne suis pas moi-même submergé par l’océan grandiose de ces hauts faits héroïques, je vous transmettrai cette histoire extraordinaire d’un amour dont on dit qu’il est la fin et le com-mencement d’un monde. Car l’être rencontré sur le pas de ma porte m’a assuré que ses symboles et ses paraboles sont pareils à ceux des plus grands textes de l’humanité, et qu’en chaque cœur ils plantent une graine qui ne saurait ne pas s’épa-nouir, et dont la fleur sera l’envie des plus grands amoureux. Au nom de l’amour .!
Beth Asmaan
En ces temps-là, seules deux doctrines étaient connues dans notre monde. N’existaient que la Voie de la Terre et la Voie du Ciel, tout autant qu’il n’existait que deux immenses territoires, le Pays de la Terre et le Pays du Ciel. Je parle d’une époque révolue, au cours de laquelle tous les êtres humains étaient croyants ou, en tous les cas, ne faisaient jamais acte public d’apostasie. L’athéisme, en tant que croyance féroce en l’incroyance, ou incroyance féroce en la croyance, n’avait pas droit de cité. Car alors, aucun être humain ne se pensait capable de vivre sans les dieux.
Il faudra donc lire ce qui va suivre avec un esprit ouvert à des réalités qui ne sont plus celles d’aujourd’hui. Le passé que l’on m’a peint a composé dans mon souvenir un tableau fantastique, qui sent encore l’huile fraîche à chaque fois que je le contemple. Mais il arrive toujours un instant fatidique où, dans sa contemplation méta-physique et solitaire, l’âme ressent le besoin de s’entourer de ses semblables. Le voici venu !
Beth Asmaan, était l’homme le plus parfait du Pays de la Terre. Vous pouviez demander à mille lieues alentour, vous n’auriez pas trouvé un seul contradicteur là-dessus. Mais bien sûr, ni l’histoire ni l’archéologie ne pourraient aujourd’hui nous être d’un grand secours pour aller vérifier ce qu’il en était. Comme il s’agit ici d’une époque non seulement passée et très lointaine, mais légendaire, vous devrez me croire sur parole.
Dans tous les cas, l’illustre Beth Asmaan était sans aucun doute possible l’homme le plus parfait du Pays de la Terre. Il bénéficiait d’une réputation telle, racontait-on, que même les infidèles du Pays du Ciel en avaient entendu parler.
Cependant, arrêtons-nous un moment sur ces fameux infidèles ! Je disais qu’en ces temps-là n’étaient connues que deux doctrines, la Voie de la terre et la Voie du ciel, et tous les hommes étaient croyants. Dans ces conditions, demandera-t-on, pourquoi parler d’infidèles ? Eh bien, c’était simple. Les gens de la Terre ne trouvaient pas meilleur loisir que de traiter ceux du Ciel de noms d’oiseaux, dont « infidèle » était le plus apprécié de tous. Quant aux gens du Ciel, se considérant eux aussi dans leur droit de bons croyants, ils fustigeaient ceux de la Terre, qu’ils adoraient par-dessus tout appeler « les insoumis ». En fin de compte, si l’on voulait reconnaître les infidèles des insoumis, il suffisait de savoir que les habitants du Pays de la Terre avaient tous des sandales aux pieds, tandis que les habitants du Pays du Ciel portaient tous un chapeau sur la tête.
Revenons cependant à Beth Asmaan, cet homme dont la renommée avait, disait-on, traversé le grand désert du Gadaay et atteint de plein fouet le Pays du Ciel et ses habitants infidèles. Cet homme qui, de son vivant, avait déjà commencé à figurer dans des épopées de plusieurs centaines de vers harmonieux. Cet homme qui eût étonné les docteurs de la loi et les ingénieurs de toutes les sciences possibles et imaginables, et dont les femmes furent tombées folles amoureuses, et qui plongea les autres hommes dans une improbable aliénation. Ce sultan de la Voie, ce lion de la savane, ce diamant dans la roche !
L’une des chansonnettes que les enfants du Pays de la Terre poussaient en son honneur se disait ainsi :
Ô magnifique Beth Asmaan !
J’ai du plomb dans les deux mains,
Je veux de l’or dès demain.
Bien que je sois orphelin,
Je veux un papa demain.
Tu es plus qu’un magicien,
Ô mirifique Beth Asmaan !
Beth Asmaan avait quitté le cocon familial dès l’âge de sept ans. Oui, sept ans ! Plus précoce que lui n’existerait plus aujourd’hui. Il s’était formé, auprès d’enseignants renommés, à la science religieuse, à la loi institutionnelle et à la morale personnelle. À quatorze ans, il avait quitté son maître sur une discorde au sujet d’un saint verset qu’il avait soi-disant mieux compris que le maître, lui l’élève exceptionnel ! Personne, en fait, n’eût pu être le précepteur d’un tel surdoué aux prédis-positions sans précédent.
C’était une vie de derviche que celle qu’il avait choisie alors, ne possédant que le bâton qui lui servait à s’appuyer, et pour seuls vêtements de modestes habits de laine. Ce n’était pas qu’il fût vieux, ou qu’il fût jeune mais trop faible pour marcher sans aide. C’était seulement qu’il se plaisait à marcher en s’appuyant sur son bâton.
Beth Asmaan pouvait passer des semaines à ne rien manger de plus qu’une datte par jour. Il attendait pour s’autoriser ce répit que le soleil fût au zénith, puis il déclarait : « L’homme, sous le soleil, mérite toujours la pluie des dieux. » Il connaissait en toutes les lignes les livres des grands saints de sa Voie. Et il maîtrisait de mémoire le plus grand de tous, le Livre de la Terre où avaient puisé tous les grands saints de sa Voie. L’on disait de lui qu’il ne ressentait aucun désir, pas même pour les plus belles femmes, qui pourtant se précipitaient partout à sa rencontre. Il avait déjà reçu plus de mille demandes en mariage avant ses vingt-et-un ans. Et il n’avait pas même daigné répondre à toutes ces courtisanes qui, jugeait-il, lui eussent fait perdre un temps précieux dans sa quête effrénée de la faveur des dieux de la Terre. Quand il marchait, il s’aidait d’un lion soumis, lequel portait ses affaires à la manière d’une bête de somme. Toute eau qu’il approchait était potable par le fait même qu’il s’en approchait, fût-ce l’eau la plus trouble du lac le plus trouble. Il parlait aussi aux serpents, ainsi qu’à tous les êtres qui rampent sur la terre, et il leur faisait faire de petites courses à sa guise.
Mais tout ceci, comme la relation d’autres anecdotes sur sa vie de pénitence, d’ascétisme et de prodiges, ne serait qu’atermoiements retardant le récit de notre histoire d’amour. Et je dois dire que je me languis de pouvoir vous la raconter au plus vite.
Le pèlerinage
Âgé de vingt-et-un ans, à l’issue dune vision où quarante-neuf baobabs lui dansaient autour, Beth Asmaan, sultan de la Voie, lion de la savane et diamant dans la roche, prit la décision de se rendre au pèlerinage septennal. Signalons, en passant, que jamais auparavant il n’avait mis les pieds dans la ville sainte de Taab !
Les seigneurs du Pays de la Terre et ceux qui avaient fait fortune dans le négoce, l’agriculture et l’élevage, ayant eu vent de l’entreprise du saint homme, insistèrent pour lui apporter leur soutien. Beth Asmaan refusa d’abord toute aide, si ce n’était celle des dieux qu’il aimait. Mais il dût se faire à l’idée d’un tel soutien après que les seigneurs du Pays de la Terre et ceux qui avaient fait fortune dans le négoce, l’agriculture et l’élevage, en habiles politiciens qu’ils étaient, lui eussent fait remarquer qu’il ne serait pas seul à traverser le petit désert du Fatli.
Le sage pensa à ses disciples et aux rigueurs auxquelles ils seraient soumis. Il accepta donc la proposition des politiciens, mais fut bien obligé de leur rendre la moitié de ce qu’ils lui avaient fait parvenir, jugeant tout cela trop m’as-tu-vu. Les seigneurs du Pays de la Terre et les autres se confondirent en excuses pour la moitié de trop, justifiant leurs excès par un amour gourmand des bénédictions du maître. Puis ils pleurèrent de bon-heur pour l’acceptation par le saint homme de la moitié suffisante qui, c’était une certitude, pousserait les dieux à regarder avec bienveillance en direction de leurs futurs investissements.
Les sept-cent-un disciples de Beth Asmaan accueillirent la nouvelle du projet avec une joie immense. Chacun d’entre eux, la plupart plus vieux que leur guide, put s’en réjouir avec sa famille avant de la quitter à la veille du départ, afin de se concentrer à l’aide de longues séances de prière sur le grand voyage qui l’attendait.
Au jour J, ils n’étaient plus que sept cents disciples et leur guide, Beth Asmaan, à prendre la route de Taab. Un seul homme manquait à l’appel, qui ne réapparaîtrait pas avant longtemps.
Beth Asmaan dirigeait tout ce beau monde en chevauchant le pur-sang blanc que venait de lui offrir le roi du Pays de la Terre. Ses disciples aussi se déplaçaient à dos de cheval. Des ânes et des mulets étaient chargés de leurs bagages, dont la moitié ou plus était des livres de science religieuse, de loi institutionnelle et de morale personnelle. Tous se suivaient à la queue-leu-leu, en une longue file indienne formant, dans le paysage dé-sertique du Fatli, la silhouette d’un serpent géant qui tel un poisson dans l’eau glissait sur le sable.
Au ciel, le soleil avait été clément avec ceux qui le maudissaient à chaque pas. Quelle aurait donc été la cause de leur colère, demanderez-vous, puisque le soleil avait été clément avec eux ? Il faudrait chercher la réponse dans la doctrine du Pays de la Terre, selon laquelle le soleil avait eu le tort de se lever et de se coucher au ciel. Ainsi, à chaque perle de chapelet égrenée, correspondait soit une bénédiction envers l’un des dieux de la terre, soit une malédiction envers l’un des dieux du Ciel qui, pour les gens de cette fille indienne-là, n’étaient pas plus que des démons.
Quand, au bout d’une expédition de sept semaines sous la houlette de l’illustre Beth Asmaan, ils furent sortis en rangs serrés du petit désert du Fatli, les sept-cents disciples sains et saufs rejoignirent avec leur maître l’enceinte sa-crée du Baobab Robuste, qui était le lieu du pèlerinage. Mais ils n’étaient pas arrivés jusque là tout seuls. Les accompagnaient désormais sept mille esclaves tout de blanc vêtus, chargés de grands plateaux d’argent. Sur la vaisselle rutilante trônaient des mets succulents « à la cuisson d’amour ». Qu’est-ce à dire ?
La cuisson d’amour désignait la préparation singulière de mets succulents, distribués ensuite au plus grand nombre sans distinction aucune. Il s’agissait, pour l’occasion, de couscous à base de chair d’animaux licites, abattus le jour même. Mais ce n’était pas tout. Car l’accompagnement aussi était « de première main ». L’on avait fait moudre le grain de blé avant de le sécher et de le passer au tamisage le jour même. Quant à la délicieuse sauce, laquelle était indispensable à la saveur recherchée par les chefs de cuisine, elle avait aussi été préparée le jour-même, avec des oignons et des légumes frais, cueillis vous l’aurez deviné le jour même. Quelle sollicitude !
Précisons que les sept-mille esclaves n’étaient que la manifestation de la volonté des seigneurs de Taab, qui avaient souhaité démontrer leur affection sans borne pour l’hôte vénérable qu’ils avaient l’honneur d’accueillir dans la ville sainte. Mais Beth Asmaan ne toucherait pas à un seul grain de ce blé, ni à une seule goutte de la sauce délicieuse, ni à un seul morceau de viande tendre, avant d’avoir salué, comme il se devait, le Baobab Robuste. Il passa d’abord sept jours et sept nuits, plongé dans une contemplation dont lui seul avait le secret, au pied de l’Arbre unique dont on disait qu’il était grand comme quarante-neuf baobabs réunis!
Bien entendu, dès le premier soir du premier jour, ses disciples qui, si courageux fussent-ils, n’étaient encore que de simples mortels à l’endurance éprouvée, prirent la décision d’honorer les mets qui avaient été préparés en leur honneur. La quantité était telle qu’ils durent honorer l’honneur sept journées durant. Puis, au septième soir, tan-dis qu’il était assis au pied du Baobab Robuste, le maître fut frappé d’une vision stupéfiante.
Il eût pu jurer que le songe en question était plus réel que les événements historiques d’une vie humaine. Et cela le laissa dans un état de pro-fonde inquiétude. C’est que Beth Asmaan avait vu un visage radieux de femme, dont la beauté lui avait fendu la poitrine et transpercé le cœur telle une flèche empoisonnée. Et le venin de la vipère se répandit, par ses vaisseaux sanguins, dans tout son corps tremblotant. Ses membres en furent paralysés, son esprit troublé.
Une voix lui dit alors : « Ô Beth Asmaan, pierre précieuse dans la poussière ! Tu seras infidèle parmi les infidèles. Tu porteras le chapeau. Tu renieras les dieux de la Terre et em-brasseras ceux du Ciel. Tu brûleras le Livre de la Terre, Ô Beth Asmaan !
– Et pourquoi commettrais-je une telle in-justice ? s’enquit l’homme déboussolé par la voix grave.
– Tu feras tout ceci pour l’amour d’une femme ! l’éclaira la bouche d’ombre sans autre forme de procès. »
Je sais que vous ne pouvez imaginer le désarroi et la perplexité où fut plongé Beth Asmaan. Mais laissez-moi vous dire que, ce soir-là, le soleil faillit étreindre la lune au ciel afin que Beth Asmaan crût en sa vision et, plus important encore, au pouvoir transformateur de l’amour ! Voilà à quel point cet homme consterné était l’ami du destin, sans même qu’il ne sût à quel degré !
Au sortir de la révélation, alors que les disciples s’étonnaient déjà de la longue contemplation du maître, celui-ci demeura sept jours de plus dans la même position, méditant le sens de son terrible songe.
Ignorants de la honte qu’éprouvait Beth Asmaan dans un tel moment de questionnement personnel, les disciples parlèrent, entre eux de la prouesse inégalable du maître et de sa foi plus que généreuse. « Ah, Beth Asmaan ! Quel dialogue subtil entretient-il maintenant avec les dieux de la Terre, qui doive durer quatorze jours et quatorze nuits sans manger ? » se chuchotaient-ils les uns aux autres…
Imaginez alors leur surprise, lorsqu’au soir du quatorzième jour de pèlerinage, Beth Asmaan, l’ami des dieux de la Terre, avec lesquels il avait eu sensément un dialogue subtil, leur annonça qu’il se rendrait seul au Pays du Ciel ! À cette nouvelle, sept-cents hommes firent entendre en même temps une clameur telle que les oiseaux, étonnés par le bruit phénoménal que cela représentait, en tombèrent littéralement des nues. Des volatiles tombèrent vraiment du ciel en très grand nombre !
Devant l’insistance des disciples et leur plainte assourdissante, Beth Asmaan leur confia qu’il devait en avoir le cœur net au sujet d’une vision démoniaque qui l’avait saisi au septième soir de pèlerinage, et à laquelle il avait dû consacrer sept jours et sept nuits de méditation intense sans trouver la clé qui l’eût fait libérer de cette prison. Il conclut : « L’épreuve est nécessaire à l’homme, afin qu’il connaisse son être. » Par honnêteté intellectuelle et pour sa tranquillité d’esprit, il était désormais dans l’obligation de se rendre au Pays du Ciel. Tout ceci, leur confia-t-il, sans pour autant pouvoir dévoiler son rêve dans le détail.
Respectueux de la décision du maître à défaut de la comprendre, et néanmoins curieux, il faut bien le dire, de ses motivations obscures, les disciples supplièrent celui-ci de les laisser faire, à ses côtés, le périlleux voyage. « Qu’il en soit ainsi ! », finit par leur répondre Beth Asmaan.
Au bout de sept années passées dans le grand désert du Gadaay, Beth Asmaan entra au Pays du Ciel avec ses disciples qui n’avaient plus que la peau sur les os. Ils n’étaient plus maintenant que soixante-et-onze.
En effet, certains de ceux qui avaient été sept-cents suiveurs au départ de Taab étaient morts de soif, d’autres de faim, d’autres encore de soif et de faim. Des déserteurs n’avaient fait qu’une partie du voyage avant d’abandonner et de retourner sur leurs pas, pour n’avoir pas possédé la volonté nécessaire afin d’affronter les dangers du chemin. Certains avaient disparu dans des tempêtes de sable à la mesure de l’épreuve, d’autres avaient perdu la raison du fait d’avoir entrevu des oasis lors de trop fréquentes hallucinations. L’un des disciples alla si loin dans le désespoir et le renie-ment qu’il prononça des injures contre son maître, lequel le défendit, malgré tout, envers et contre ceux qui voulurent le remettre à sa place en se servant de l’argument de la force. « Non ! intervint Beth Asmaan. L’homme est libre de sa parole. »
C’était, pour résumer, un bien grave bilan pour un seul voyage. Et les soixante-dix suiveurs restants se demandèrent si le jeu en valait la chandelle. Mais Beth Asmaan resta droit dans ses bottes, quitte avec sa conscience. « L’homme est libre de ses choix », dit-il encore.
La rencontre
C’est ainsi qu’à vingt-huit ans, suivi de soixante-dix hommes qui désormais doutaient de lui, Beth Asmaan, l’homme le plus parfait du Pays de la Terre, se retrouva en plein milieu de la foire annuelle qui se tenait dans la capitale du Pays du Ciel. Il s’y négociait les trocs d’une saison entière. C’était bien avant l’invention, et longtemps même avant la conception, de la monnaie que nous connaissons aujourd’hui. Je vous passe le folklore des joutes verbales qui opposèrent les habitants du Pays du Ciel à leurs visiteurs hétérodoxes qui n’avaient pas de chapeau sur la tête et – suprême hérésie ! – avaient des sandales aux pieds. Chacun jugeait l’autre selon sa propre vision du monde, sans écouter ce que celui-ci avait à dire en retour. Quel débat stérile !
Plongeons plutôt dans l’épisode central de l’idylle la plus belle de tous les temps, entre le soleil de son époque, grand maître dans la voie spirituelle, et la reine des princesses, astre de sa-gesse et de beauté !
Un nuage de poussière impressionnant s’éleva au loin, du côté droit du saint homme. Le soleil était au zénith, et sa chaleur était intense. Beth Asmaan le maudissait de toutes ses forces en portant sa main en visière au-dessus de ses yeux. C’est alors qu’il vit une lumière éclatante émanant de la poussière, qui bientôt retomba presque complètement. Quand la lumière se fut atténuée, apparut une femme légendaire dans ce pays, montée à dos d’éléphant, dont le nom résonna à toutes les oreilles, scandé qu’il fut par la foule de la foire annuelle ainsi que l’auraient fait de nos jours les supporters excités d’une équipe de sportifs :
« SAHAALA SOUF ! SAHAALA SOUF ! SAHAALA SOUF ! »
Et Beth Asmaan, sultan de la Voie, lion de la savane et diamant dans la roche, sous l’œil hagard de ses soixante-dix disciples qui n’avaient plus que la peau sur les os et la peine au cœur, tomba à genoux devant une telle beauté. « Que fais-tu, ô Beth Asmaan ? » demandaient-ils. Mais il n’y avait pas de réponse raisonnée à donner. Le maître n’entendrait plus rien du tout. Il était consterné par ce qu’il découvrait, et en même temps ravi de cette nouvelle présence. Et toute son âme se rendit d’un seul coup à l’amour, si bien qu’il ne vit pas ce que virent les autres.
Voici ce qu’il vit… Une femme, dont l’œil droit était un soleil éblouissant et l’œil gauche une lune éclatante ! Ces yeux étaient un monde sans confins, reflet de l’infini. Ils agirent sur son âme terrassée comme un aimant sur le fer. Il savait qu’en plongeant dans cet océan profond, il finirait de transformer son plomb en or. Ah, les enfants de son pays ! Que n’avaient-ils vu tel pouvoir ? Ils se seraient certainement abstenus de chanter en son honneur et de l’importuner, lui qui n’était rien face à ce tout ! Quelle était cette fulgurance qui l’empêchait de respirer ? Ô dieux de la Terre, qu’attendiez-vous de Beth Asmaan, cet homme qui avait passé sa vie, depuis qu’il avait eu sept ans, à vous adorer et à mémoriser vos livres dans toutes leurs lignes ?
Il voyait à présent dans les yeux de Sahaala Souf sept milliards de mondes, leur commencement et leur fin. Si vous aviez rempli la terre entière de trésors ou, mieux, changé tous les grains de sable en la plus précieuse des pierres précieuses, Beth Asmaan n’en aurait pas voulu à moins de pouvoir les offrir à celle qui portait, sous son front sans ride, deux globes de feu. Brûlez-le avec ce feu si cela vous plaît, ô gens de raison ! Car il avait perdu la sienne. La proximité de l’amour est d’une chaleur ardente, plus ardente que les braises des sept mille enfers réunis ! Beth Asmaan ne voulait plus jamais s’agenouiller devant qui que ce fût sinon Sahaala Souf, pas même devant les dieux de la Terre ! Ô hérésie ! Dans la folle attraction qui s’emparait de ses sens et les mettait en ébullition, des larmes coulèrent sur ses joues. Tous ses muscles, et toutes les cellules de son corps, répondaient à l’appel envoûtant de la princesse parfaite par la seule puissance de ses beaux yeux.
La joue droite de cette nymphe possédait une fossette qui devait être le puits de la mort pour tant d’amants oppressés… Cette fossette, Beth Asmaan y plongerait sans y réfléchir à deux fois ; il s’y perdrait sans plus chercher à retrouver son chemin… Il sentit que l’air qu’il respirait désormais était purifié, parce qu’il le partageait avec les narines de cette femme dont le nez semblait être le pont au-dessus des enfers, qui le menait au paradis. Ce nez aurait fait honte à Cléopâtre, connue pour la finesse du sien. Sa bouche, merveilleusement dessinée, était l’annonciatrice d’étreintes aussi gourmandes et plantureuses que l’étaient ses bras magnifiques, que laissaient apparaître les manches courtes de la robe évasée qu’elle étrennait pour l’occasion. Son souffle eût sans nul doute éteint les fours terribles du châtiment, et fait honte aux plus douces douceurs des jardins de la récompense. Il eût a coup sûr pu guérir les maladies incurables et ressusciter les morts par son merveilleux pouvoir. Beth Asmaan se demanda si ce n’était pas l’humidité de cette bouche qui, venue du ciel, arrosait toute la terre. Il se demanda si ce n’était pas là la source de la rosée matinale et de la fraîcheur du soir, celle des oasis dans le désert, des puits et de l’eau de source ! Mais c’était ce souffle aussi qui, quand il était chaud, en sévissant avec force, devait brûler les hommes pendant l’été et causer la sécheresse. Les ouragans, les tempêtes, les tsunamis et les tremblements de terre ne pouvaient en être que d’infimes étincelles.
L’âme déjà terrassée de Beth Asmaan était maintenant en pièces devant cette grâce hors normes. La poitrine de la femme – deux monts de chair qu’escalader jusqu’au sommet exigerait sans doute sept années d’humiliation et sept autres de souffrance – attira bientôt l’attention médusée et séduite de l’homme du Pays de la Terre. Il souhaita y monter encore et encore. Tel Sisyphe, pût-il être puni en y faisant rouler encore et encore une gigantesque pierre ! Pussent les dieux agréer sa requête et l’abandonner là, aux sommets, afin qu’il y vécût à jamais en misérable mendiant de l’amour !
La chevelure détachée de Sahaala Souf ondulait au vent comme la mer, avec ses marées hautes et ses marées basses. Ô dieux, s’il vous plaît, si tant est que vous daigniez en faire l’animal de compagnie de l’unique femme dont il était désormais épris, ceignez la taille de Beth Asmaan de ces cheveux magnifiques et faites-lui faire la saison champêtre telle une vache travailleuse de la culture et des moissons ! Ou bien, attachez-lui le cou avec un seul de ces cheveux puissants et gardez-le ainsi en laisse ! Pendez-le avec ces cordes de joie ! S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît, ô dieux !..
Beth Asmaan se serait empressé de courir au-devant de la mort et de l’embrasser, afin que commençât sa vie d’après, sans fin celle-là, et qu’il pût adorer sa nouvelle déesse sans craindre de périr un jour. Et tout le reste aurait été parfait aux yeux subjugués de Beth Asmaan.
Toutefois, si vous l’ignorez encore, cette description élaborée de Sahaala Souf ne fut pas aussi longue à se matérialiser pour le maître qu’il ne faut de temps pour l’évoquer. Non ! Tout ceci, il le vit d’un seul coup d’œil rapide, avant de sombrer dans le chaos. En effet, Beth Asmaan tomba dans un profond sommeil, qui dura cent jours et cent nuits, dès l’instant qu’il pût voir Sahaala Souf dans son halo de beauté sur le dos de l’éléphant. Quant à ses disciples, bien entendu, ils ne se doutèrent pas une seule seconde de l’amour qui avait terrassé leur maître.
Ils transportèrent son corps à l’abri des regards, aux portes de la ville, et le veillèrent en attendant que Beth Asmaan se réveillât. Et, en attendant son réveil, ils profitèrent de son sommeil pour couvrir Sahaala Souf d’injures et cracher à la seule mention de son nom, puisque c’étaient sans doute possible sa mécréance et son infidélité qui avaient causé l’évanouissement de leur saint maître, lequel n’aurait pas supporté la vue d’une pareille abomination. S’ils avaient su la vérité !
Au centième soir du centième jour, sans crier gare, Beth Asmaan se leva enfin, puis parla franchement à ses soixante-dix suiveurs, qui avaient repris confiance en la sainteté de leur guide pendant son long sommeil, et encore plus à son réveil miraculeux. Mais cela ne fit pas long feu. Il leur dit : « Retournez au Pays de la Terre et laissez-moi derrière ! J’ai vu la beauté du monde et lorsque, par la grâce des dieux, je l’aurai retrouvée, je ne la quitterai jamais plus. »
Les disciples surpris demandèrent d’abord au maître où il avait vu une telle chose. Celui-ci répondit que la beauté dont il s’agissait, et qui était l’unique beauté, était le fait d’une femme enfourchant un fier éléphant, sortie d’un nuage de poussière venu de sa droite. Les disciples insistèrent ensuite pour que leur guide en dît plus sur sa vision. Il leur parla du soleil et de la lune, de la mer et de ses marées, des monts et de leurs sommets, ainsi que du pont au-dessus des enfers. Les disciples s’écrièrent : « Nous n’avons vu que la princesse du Pays du Ciel à dos d’éléphant ! Et quel spectacle odieux ! Puissent les dieux nous en laver les yeux et le cœur ! » À ces paroles insupportables pour son amour, Beth Asmaan se mit à frapper ses disciples de son chapelet de pierre, avec une telle vigueur qu’ils durent aller se plaindre à suffisamment de distance pour éviter les prochains coups vigoureux.
Le lendemain, emplis de honte par la tournure qu’avaient pris les événements, les soixante-dix hommes, qui pleuraient à chaudes larmes, se résolurent à rentrer au Pays de la Terre en traversant à nouveau l’effrayant grand désert du Gadaay. Cependant, ils ne pensèrent pas un seul instant à la rudesse de cet environnement qu’ils avaient déjà vaincu une fois. Toutes leurs pensées étaient occupées par l’image de leur maître les frappant à coups de chapelet de pierre. Ils se promirent les uns aux autres de ne jamais mentionner la cause réelle de leur retour au bercail. Quand il fut question de trouver une histoire crédible à conter une fois qu’ils seraient de retour chez eux, certain disciple convainquit les autres, sans trop d’efforts d’ailleurs, que le maître feignait sans doute d’être tombé amoureux de la princesse du Pays du Ciel. « Il est en mission, je vous dis. Gageons que, la prochaine fois que nous le verrons, il sera parvenu à convertir tous ces infidèles porteurs de chapeau ! » Rendez-vous fut donc pris.
L’exil
Le jadis illustre Beth Asmaan passa les sept années suivantes à errer à travers le Pays du Ciel, de ville en ville, de village en village. Et autant vous dire qu’avec ses chaussures aux pieds, il n’était le bienvenu nulle part. La meilleure situation qu’il pût espérer fut qu’on le prît pour un fou. Au moins alors le laissait-on tranquille, et les enfants ne lui jetaient pas de pierres. Sinon, il en prenait pour son grade. « Ces pierres sont celles de mon chapelet, se disait-il quand les enfants le lapidaient copieusement. » Puis il concluait : « Se-ra frappé l’homme qui a frappé. »
Il ne possédait alors que le bâton de pèlerin sur lequel il aimait s’appuyer, et pour seul vête-ment une pelisse en peau de chameau. Mais à la moitié de ses sept années de nomadisme, il jeta le bâton, qu’il avait fini par juger indigne du plus petit bout de son amour. Désormais, seule Sahaala Souf régnerait dans son cœur, sans partage.
Cependant, qui eût pu laisser un tel rôdeur approcher la monarque de tout un royaume ? Dites-vous bien que, même aux foires annuelles, il fut repéré et rejeté au loin, manu militari, par la garde royale qui – merci les espions de la couronne !
– avait eu vent de l’enthousiasme débordant d’un fou, doublé certainement d’un insoumis, pour la princesse. Et quelle douleur que celle de cet homme amoureux que l’on jugeait indigne d’approcher l’objet de son amour !
L’une des chansonnettes que les enfants du Pays du Ciel poussaient en son déshonneur se disait ainsi :
Ah, le pouilleux de la Terre !
Il est malade de folie,
Celui qui jamais ne rit.
Il est fou de maladie,
L’homme qui jamais ne sourit.
Sa vie est la plus pourrie.
Ah, le bouseux de la Terre !
Il a des sandales aux pieds.
Mon papa a dit de fuir,
L’homme qui ne porte que du cuir,
Et dont l’odeur a fait fuir
Les moutons porteurs de cuir.
Mes grosses pierres le feront fuir.
Aucun chapeau ne lui sied.
Au début de la septième année de son désespoir, alors qu’il allait toucher le fond, Beth Asmaan obtint sa première embauche au Pays du Ciel. Un vieillard à l’allure de sagesse et au visage rieur lui offrit de travailler dans son élevage porcin. Dit comme cela, il pourrait vous sembler que Beth Asmaan avait trouvé un métier im-portant. Mais en vérité, il devait se contenter de nourrir les bêtes et de les garder le soir quand elles revenaient aux enclos.
Pendant une année entière, il travailla avec les porcs, tant et si bien qu’il se fondit dans la nature, comme s’il faisait corps avec les bêtes. Oui, à tel point que le méchant fils du sage vieillard disait à qui voulait l’entendre que son père élevait tel nombre de porcs, auxquels il fallait ajouter le porc qui les gardait ! Beth Asmaan dormait au milieu des bêtes ; elles le reniflaient de leur groin et le léchaient quand l’envie les en prenait. Oui, cet homme qui avait été honoré des titres en-viables de sultan de la Voie, de lion de la savane et de diamant dans la roche, fut bientôt affublé d’un autre, beaucoup moins clinquant : porc parmi les pourceaux !
Le jour de son trente-cinquième anniversaire, Beth Asmaan reçut la visite de son patron bien-veillant, qui lui demanda de se tenir prêt. La raison de cette surprise était que le propriétaire légitime de tous les élevages du pays avait choisi de venir voir l’état de sa propriété.
Beth Asmaan, qui avait abandonné sa pelisse de fourrure et possédait maintenant quelques mo-destes vêtements, en choisit un qu’il se mit sur le dos, tout en pensant que ce serait une journée bien fastidieuse, celle où l’on devrait se montrer autre que l’on était !
À midi pile, Beth Asmaan se trouva nez à nez avec le fameux propriétaire, qui était une femme. Et quelle femme ! Ce n’était autre que Sahaala Souf, princesse de droit divin, gage de justice et étoile de beauté !
Sa peau, ni noire ni blanche, était un savant mélange de toutes les couleurs des races qui existent. Elle luisait comme si elle eût été enduite de cristal liquide, de ce même cristal qui tapissait du sol au plafond le palais de Salomon et fit retrousser sa robe à la Reine de Saba, laquelle eut peur de se mouiller, croyant qu’elle marchait sur l’eau… La silhouette de Sahaala Souf prenait une allure enchanteresse grâce à la forme de ses hanches. Était-ce dans ce ventre qu’avaient germé tous les êtres de tous les mondes ? Cette femme était élancée comme si elle voulait toucher le ciel. Peut-être qu’à ses heures perdues, de ses grands bras gracieux, elle s’amusait à déplacer le soleil et la lune au ciel… Mais aurait-elle eu besoin de faire un tel effort ? Ne lui aurait-il pas suffi d’en donner le commandement, puisque tous les astres étaient sans doute à ses ordres ? Quand elle marchait, la terre en tremblait de supporter la merveille de l’Univers. Il était normal que son relief fût inégal, que les montagnes cohabitent avec les cratères, les plaines avec les volcans crachant le feu de l’amour que cette princesse faisait partout jaillir. Telle était donc la beauté de Sahaala Souf, et elle ins-pira à Beth Asmaan une émotion si fulgurante que, bien entendu, il tomba pour la deuxième fois de sa vie dans un sommeil profond, lequel dura cette fois-ci encore cent jours et cent nuits.
Au centième soir du centième jour, il ouvrit enfin les yeux, retrouva la conscience et découvrit son patron à son chevet. Celui-ci le regardait de son œil bienveillant. « Tu es au palais de la princesse, mon ami. Elle m’a demandé de veiller sur toi comme tu veilles sur ses porcs. »
Beth Asmaan regardait encore le plafond où pendaient des lustres d’or, quand il entendit une voix que jamais auparavant, en trente-cinq années et cent journées, il n’avait entendue : « Est-il revenu à lui ? » Ô dieux de la terre ! Quelle était cette douce voix ? Le son ondula jusqu’aux oreilles les plus honorées de l’homme le plus chanceux du monde. Beth Asmaan entendit la seule voix de la princesse, que cette fois-ci il n’avait même pas vue, mais il perçut tous les sons de tous les mondes. C’était comme un orchestre à l’osmose parfaite, dont les musiciens tiraient une mélodie venue d’ailleurs avec toutes sortes d’instruments !
Vous ne serez pas surpris de savoir que notre héros n’avait entendu la partition sublime que l’espace d’un instant, et qu’il s’était de nouveau évanoui pour cent jours et cent nuits. Telle était la force de son amour !
Enfin, l’heure est venue pour moi de vous dire la sagesse légendaire de Sahaala Souf, cette femme qui n’avait jamais rendu de jugement discutable depuis qu’elle avait pris place sur le trône de sa mère. Cette princesse de droit divin, ce gage de justice, cette étoile de beauté ! Cette femme qui était adorée de tout un pays, dont les hommes célibataires étaient éperdument amou-reux, et à laquelle les hommes mariés pensaient plus que de raison. Cette femme qui était maî-tresse dans l’art de la politique comme dans celui de la guerre, qui pouvait parler de spiritualité avec les maîtres de l’époque et n’avait rien à leur envier par l’étendue de son savoir et son don de clair-voyance, cette perle brillante dans tant de do-maines, et qui avait déjà su éviter tant de fois la famine à son pays. Et il y avait encore un bien grand nombre d’autres anecdotes qui louaient la clarté de son esprit.
Restons en néanmoins à l’amour mythique qu’elle suscita en Beth Asmaan !
Lorsqu’au centième soir du centième jour celui-ci s’éveilla de son sommeil profond, la princesse, qui avait réfléchi à une solution péren-ne, le somma de ne plus s’évanouir en sa présence. Certes, l’amour cause la crainte de l’amoureux ! C’est ainsi que Beth Asmaan ne s’évanouirait plus durant les quatorze années suivantes. Mais je reviendrai à cet événement plus en aval dans l’histoire.
Pour le moment, et pour les quatorze années suivantes, Beth Asmaan ne pouvait déroger à un ordre de sa bien-aimée. Commença alors un dia-logue mémorable entre la princesse du Pays du Ciel, Sahaala Souf, et son courtisan venu du Pays de la Terre, Beth Asmaan.
Je vais vous répéter avec joie ces mots précieux, connus des soupirants assoiffés d’amour de tous les horizons. Voici ce dialogue immémorial et de tous les temps :
Sahaala Souf : Présente-toi, étranger ! Et soumets ta requête ! Si elle est conforme à la justice de mon pays et aux lois de la couronne, j’y répondrai favorablement.
Beth Asmaan : Je suis Beth Asmaan, amoureux d’amour inconditionnel. Et je vous aime.
Sahaala Souf : Est-ce là une requête ?
Beth Asmaan : Je ne demande rien, ô princesse des infidèles ! Je viens donner ma vie à la beauté du monde.
Sahaala Souf : Tu es bien trop audacieux, étranger ! Ton pays n’a-t-il donc aucune loi qui oblige ses habitants à montrer plus d’égards à une princesse de la couronne ?
Beth Asmaan : Quel est l’égard qui soit supérieur à l’amour, ô femme parfaite ? Montrez-le-moi, que je puisse vous le montrer en retour !
Sahaala Souf : Tu es un beau parleur, Beth Asmaan.
Beth Asmaan : Ô dieux ! Ma raison d’être a prononcé mon misérable nom. Sachez, princesse, que je parle le langage de l’amour, qui a investi mon cœur, mon imagination et ma langue !
Sahaala Souf : Toi qui le comprends, quel langage l’amour parle-t-il ?
Beth Asmaan : Celui de la paix.
Sahaala Souf : Où se trouve la paix ?
Beth Asmaan : Je ne saurais dire où se trouve la paix. Je sais seulement que ma paix se trouve dans mon cœur.
Sahaala Souf : Mais alors, peut-elle y co-habiter avec la guerre ?
Beth Asmaan : Il n’y a point de guerre dans mon cœur depuis fort longtemps déjà, princesse !
Sahaala Souf : Tu dis des paroles mielleuses à mes oreilles, mais je sens de la haine chez toi, étranger !
Beth Asmaan : Je ne hais que les dieux du Ciel, ô beauté du monde ! Or, cette haine n’est que de l’amour pour les dieux de la Terre.
Sahaala Souf : Où étaient tes dieux, pendant que tu t’avilissais avec les porcs au Pays du Ciel ?
Beth Asmaan : Les bons dieux se sont détournés de mon âme pécheresse quand je vous ai aimée, ô lumière rayonnante ! Puis ils ont fini de m’abandonner lorsque j’ai frappé mes disciples loyaux pour laver l’affront qu’ils portèrent à votre beau nom.
Sahaala Souf : Hélas ! Bien que ton amour me soit aussi doux que le pollen du printemps l’est aux abeilles qui le butinent, j’aime mes dieux qui m’aiment aussi. Comment pourrais-je me résoudre à supporter l’amour d’un insoumis qui, lui, ne les aime pas ?
Beth Asmaan : Mon affection pour vous n’a ni frontière ni doctrine. Montrez-moi la tanière du dragon ! Je vous apporterai sa tête ou sa queue. Que voulez-vous donc en échange de votre amour, ô plus bel être du monde ?
Sahaala Souf : Tu n’as pas le prix que j’en demande. Je suis Sahaala Souf, princesse de droit divin, gage de justice et étoile de beauté, tandis que toi, Beth Asmaan, tu n’es qu’un porc parmi les pourceaux. Avec quoi vas-tu acheter mon amour ? Le pauvre ne marchande pas avec le vendeur de soie.
Beth Asmaan : J’ai déjà payé le prix fort. J’ai troqué ma royauté chez les dieux et ma gloire chez les hommes contre des groins et des langues de porc.
Sahaala Souf : Quel malheureux troc que celui-là !
Beth Asmaan : Mon seul malheur est celui de ne pouvoir vous étreindre afin de m’unir à vous. De ne pouvoir vous toucher afin de vous couvrir de baisers.
Sahaala Souf : Mais m’aimes-tu vraiment ?
Beth Asmaan : Qui aimerais-je d’autre ?
Sahaala Souf : Toi-même !
Beth Asmaan : Comment ?
Sahaala Souf : En n’aimant que toi-même à travers moi, en croyant n’aimer que moi. Je ne suis que la projection de ton propre idéal.
Beth Asmaan : Ô femme d’intelligence et de culture ! Comment un porc parmi les pourceaux pourrait-il avoir pour idéal la beauté du monde ?
La princesse, dans son immense sagesse, se tut pour un moment, avant de continuer :
Sahaala Souf : Quand bien même serais-je prête à m’offrir à ta guise, la seule condition d’une telle union te serait insupportable.
Beth Asmaan : Ô plus belle femme des deux Pays ! Mon amour soulèverait le monde, comme par un levier universel.
Sahaala Souf : Soit ! Mon prix est fixé. Il te faudra brûler le Livre de la Terre, enlever tes sandales, renier tes dieux, embrasser les miens et porter le chapeau.
Beth Asmaan : Ô princesse, est-ce là une seule condition ?
Sahaala Souf : Ce n’en est qu’une, en effet. Car l’amour est créateur d’unicité dans la multi-plicité.
Beth Asmaan : Ô beauté du monde ! Pour vous j’enlèverai mes sandales en reniant mes dieux et en embrassant les vôtres, avant de porter le chapeau. Mais je ne peux me résoudre à mettre le feu au Livre de la Terre.
Oui, cela lui était impossible ! Car l’encre la plus difficile à effacer est, certes, celle du savoir livresque acquis dans l’effort et l’érudition.
Ce dialogue d’amour dura, en tout et pour tout, sept années pleines. Beth Asmaan et Sahaala Souf se rendirent mot pour mot, dans une valse au-delà de la parole et de tout ce que vous pouvez imaginer. Chaque peuple, connaissant l’idylle la plus belle de tous les temps, a sa propre manière de raconter ce dialogue précieux et la cour achar-née que mena Beth Asmaan, pendant sept années pleines, pour conquérir le cœur attendri de Saha-ala Souf. Quant à elle, elle dût faire passer son soupirant par autant d’états que nécessaire afin qu’il prît conscience que, s’il voulait gagner l’a-mour de la princesse, il devrait faire le sacrifice ultime pour un savant et brûler le savoir de toute une vie !
L’union
À quarante-deux ans, Beth Asmaan, qui avait été l’homme le plus parfait du Pays de la Terre, était maintenant devenu prince, bras droit et a-mant de la princesse du Pays du Ciel, Sahaala Souf.
Le jour de son intronisation en public, il retira ses sandales, renia les dieux de la Terre, embrassa ceux du Ciel et porta le chapeau. Enfin, d’un feu ardent d’amour, il brûla le Livre de la Terre !
Et savez-vous quels furent les témoins de ce spectacle unique en son genre ? Vous pourriez répondre que ce furent sept mille hommes vêtus de sandales, qui étaient venus retrouver leur maître. Ils étaient absolument convaincus que celui-ci au-rait déjà converti à la Voie de la Terre tous les habitants du Pays du Ciel. Quelle naïveté n’était pas la leur !
Mais avant de vous dire quelle fut la réaction de tout ce monde devant l’acte d’apostasie de Beth Asmaan, je vais vous révéler comment les soixante-dix disciples honteux, ceux qui avaient quitté le Pays du Ciel quatorze années aupa-ravant, étaient maintenant multipliés par cent.
Revenus au bercail comme Beth Asmaan leur en avait donné l’ordre, les disciples avaient été accueillis en héros. Car après tout, même s’ils n’étaient plus que soixante-dix au lieu des sept-cents qui avaient entrepris le périlleux périple, de mémoire d’homme aucun voyageur avant eux n’était jamais revenu du Pays du Ciel.
On les porta donc en triomphe. Ils reçurent les honneurs substantiels des seigneurs du Pays de la Terre et de ceux qui avaient fait fortune dans le négoce, l’agriculture et l’élevage. Mais cette fois-ci, à l’inverse de la première, il n’y eut aucune moitié de retournée à l’expéditeur, car il n’y avait plus de Beth Asmaan, sultan de la Voie, lion de la savane et diamant dans la roche !
La question ne tarda pas à être posée : « Où est donc Beth Asmaan ? » La réponse avait déjà été préparée : « Beth Asmaan a souhaité demeurer au Pays du Ciel pour y mener sa mission divine. » « De quelle mission s’agit-il donc, cette fois-ci ? », leur fut-il demandé. Enthousiasmés par les hon-neurs qu’ils avaient reçus, les soixante-dix dis-ciples s’en tinrent à la version officielle inventée par l’un d’entre eux : « Beth Asmaan est resté derrière pour convertir à la Voie de la Terre tous les infidèles du Pays du Ciel. Voilà ! »
Ensuite, le bouche-à-oreille des ignorants aidant, cette version prit une ampleur considérable, puis des faits totalement fantasmés vinrent s’y greffer. La mission divine devint ainsi, pour beaucoup, une très dangereuse infiltration et une preuve indéniable de la grande force personnelle du maître dans les œuvres spirituelles. Les chanteurs de folklore s’en mêlèrent, embel-lissant chaque nouvelle fantasmagorie en rimant dans le vent. Et bientôt, par un mystère inex-plicable – mais enfin, n’est-ce pas là le propre du mystère ? –, les soixante-dix disciples furent re-joints par d’autres, et ceux-ci par d’autres encore.
N’ayant pas prévu à leur arrivée au Pays de la Terre un tel ralliement, les soixante-dix pro-mirent à tout le monde qu’ils retourneraient chercher Beth Asmaan après deux fois sept ans, pensant qu’en deux cycles son nom serait sûre-ment tombé dans l’oubli. Mais c’était ignorer les facéties du destin. Tant et si bien que quatorze années après leur engagement, ils durent repartir, comme promis, à travers le grand désert du Gadaay. Ainsi, au départ comme à l’arrivée, il y eut sept mille hommes, avec deux fois autant de montures, ou plus, grâce aux provisions abon-dantes fournies par les seigneurs du Pays de la Terre et tous ceux qui avaient fait fortune et avec lesquels nous sommes désormais familiers.
Revenons à présent à Beth Asmaan et à la cérémonie de son mariage avec Sahaala Souf ! Jamais au Pays du Ciel, ni même au Pays de la Terre, l’on n’entendit pareille complainte !
Certains disciples, horrifiés par la vision de leur guide brûlant le Livre de la Terre, s’étaient immolés par le feu. D’autres, horripilés par celui qui avait enlevé ses sandales, se coupèrent les pieds et se laissèrent vider de leur sang. Ceux qui ne purent entendre leur maître renier les dieux de la Terre renièrent à leur tour la raison et com-mirent des actes de folie qui causèrent leur mort en masse. D’autres, voyant la vigueur avec la-quelle Beth Asmaan jurait fidélité aux dieux du Ciel, se jetèrent, tête en avant, contre les murs qu’ils peignirent de leur propre sang. D’autres encore, à la vue du chapeau que portait leur maître, se décapitèrent eux-mêmes sans plus at-tendre, et leurs têtes ensanglantées roulèrent jusqu’aux pieds nus de Beth Asmaan, qui com-menta sobrement : « L’homme est libre de ses choix. »
Et ceux des sept mille disciples qui restaient en vie avaient tant pleuré et pleuré de plus belle, que leurs larmes amères formèrent un océan. Plus tard, on nomma celui-ci la Mer des Humiliés. À la fin de cette journée fatale, il ne restait plus que sept hommes des sept mille qui étaient venus du Pays de la Terre. Ces sept là se maudirent de ce qu’ils n’avaient eu ni la chance de trouver un guide authentique ni le courage de mourir de honte. Ils restèrent là sans bouger, jusqu’à ce que la garde royale les jetât aux portes de la capitale.
Alors, après quelques atermoiements et n’ayant pas le choix, ils se résolurent à rentrer au Pays de la Terre. Pendant ce temps, par le miracle de son amour pour Sahaala Souf et la réciprocité de celui-ci, Beth Asmaan, désormais prince, bras droit et amant de la princesse, s’ap-prêtait à vivre les sept années les plus joyeuses de sa vie héroïque.
Puis, sept années après l’apostasie et la conversion de Beth Asmaan, entra à Taab, ville sainte du Pays de la Terre, un homme qui nous avait quittés au début de notre histoire. En effet, à l’époque de la révélation qui l’avait poussé à entreprendre le pèlerinage septennal, Beth As-maan était le maître de sept-cent-un disciples. Mais au moment de partir, ils n’étaient plus que sept-cents disciples et un guide, Beth Asmaan, à prendre la route de Taab. Eh bien, voici que le disciple qui manquait à l’appel était de retour vingt-huit ans plus tard ! Et il n’était pas seul. En comptant ce dernier, c’étaient sept-cent-mille hommes qui étaient entrés dans la ville sainte de Taab.
La nouvelle parvint bientôt aux sept malheureux rescapés qu’il restait des sept mille partis au Pays du Ciel, dont les larmes avaient produit un petit océan, la Mer des Humiliés. La raison de la présence dans la ville sainte de ces sept malheureux était toute simple. Ils n’avaient pas osé retourner parmi leurs familles et leurs amis, terrorisés à la perspective de devoir raconter leur mésaventure au Pays du Ciel. Ils avaient donc élu domicile dans l’enceinte du Baobab Robuste, où ils s’étaient faits mendiants. Afin d’échapper à toute tentative éventuelle de leur tirer les vers du nez, ils avaient prononcé un vœu de silence. Ce-pendant, lorsqu’ils apprirent la nouvelle du retour au pays du fameux disciple qui manquait à l’appel et son entrée à Taab, ils se précipitèrent à sa rencontre.
Ils coururent, avalant à pleine vitesse le kilomètre qui les séparait de lui, puis tombèrent dans ses bras et faillirent le noyer – bien peu s’en fallut – dans leurs larmes abondantes. Assuré-ment, ces hommes là pleuraient beaucoup !
─ Ô disciple bien-aimé, pardonne-nous nos péchés ! firent-ils en chœur.
─ Il n’y a rien à pardonner, répondit le dis-ciple. L’homme fait du tort à lui-même.
─ Mais ce fut nous-mêmes qui forçâmes la main du maître, afin qu’il te condamnât à l’exil, ô disciple bien-aimé ! Nous étions jaloux de son amour pour toi et de sa sollicitude pour tes paroles et tes actes.
─ La jalousie va avec l’amour, répondit le disciple bien-aimé. Ne vous excusez pas d’avoir été jaloux !
Les sept repentants ne surent quoi dire, confus de honte, cependant qu’ils se sentaient soulagés d’un poids. C’était déjà cela de gagné !
─ Mais dites-moi ! demanda le disciple bien-aimé après qu’il leur eut offert des habits propres et le repas copieux d’une cuisine d’amour. Dites moi donc, mes chers condisciples ! Où est mon maître adoré, notre cher Beth Asmaan, sultan de la Voie, lion de la savane et diamant dans la roche ?
Les sept repentants repus y allèrent de leur petite histoire. Toutefois, ils remarquèrent que leur interlocuteur ne semblait pas plus surpris que cela. Quand ils eurent fini de dire ce qu’ils sa-vaient et d’omettre ce qu’ils ignoraient, le disciple bien-aimé prit la parole.
─ Pourquoi l’avez-vous abandonné à son sort ? N’est-il pas votre maître ?
─ Il l’était, répondirent les sept repentants, mais il a renié nos dieux et porte désormais le chapeau. Il est irrécupérable. De plus, nous n’av-ons même pas eu la force de mourir par amour pour lui. La lame émoussée ne sert pas le bû-cheron.
─ Ce n’est pas l’amour qui a poussé nos compagnons à la mort, coupa sèchement le disciple bien-aimé. Ces gens-là n’aimaient que leur propre ego. Ils sont morts parce qu’ils avaient honte d’être les disciples de notre cher Beth Asmaan. Ils ont péri de hantise. C’est le qu’en-dira-t-on qui les a tués, et non leur amour pour notre guide.
─ Que pouvions-nous faire face à une telle folie, ô disciple bien-aimé ?
─ Si l’histoire que vous racontez est juste, vous auriez dû enlever vos sandales et porter le cha-peau comme notre maître, tout en jetant de l’huile sur le feu qui brûlait le Livre de la Terre ! C’est cela que d’être des amis.
Les sept repentants se remirent à pleurer à chaudes larmes. L’endroit où ils étaient assis fut la source d’une rivière qui allait devenir le Fleuve des Repentants !
Mais le disciple bien-aimé avait alors décrété que ce n’était plus le temps des pleurs. Et c’est ainsi que sept-cent-mille-sept hommes et femmes s’assirent sur des tapis volants fournis par leur meneur de troupe. En sept jours, ils survolèrent toute l’étendue du grand désert du Gadaay afin d’aller rejoindre Beth Asmaan. « L’homme vole par la force de l’amour ! », avait dit l’initiateur de cette magnifique nuée traversant le ciel.
À ses quarante-neuf ans, jour pour jour, Beth Asmaan dût se rendre à la foire annuelle du Pays du Ciel avec son épouse, la beauté du monde, Sahaala Souf. Ils étaient à dos d’un seul éléphant, qui se déplaçait tranquillement. Arrivés à quel-ques encablures de la foire, ils descendirent au milieu de la foule qui scandait, comme l’auraient fait de nos jours les supporters d’une équipe de sport :
« SAHAALA SOUF ! SAHAALA SOUF ! SAHAALA SOUF ! »
À la manière des boxeurs qui vainquent sur le ring, Beth Asmaan soulevait le poing de son épouse.
Mais à cet instant, le soleil fut voilé par une étrange et soudaine nuée. Beth Asmaan vit une lumière, qu’il n’avait jamais vue, semblant venir du ciel sur un tapis volant. Était-ce vraiment une lumière ? N’était-ce pas une ombre ? Personne n’aurait su le dire. Mais en tous les cas, cela causa l’évanouissement de Beth Asmaan pour cent-et-un jours et cent-et-une nuits ! Y avait-il donc mieux que son amour pour Sahaala Souf ? Quelque cho-se qui méritât qu’il sombre une fois de plus dans le chaos ?
À son réveil dans le palais, au cent-et-unième soir du cent-et-unième jour, Beth Asmaan découvrit près de lui sur son lit, à sa gauche, son épouse endormie. À son chevet, était assis son disciple bien-aimé, le regardant avec le même œil bienveillant que possédait son ancien patron de l’élevage porcin.
Ils ne se dirent rien, l’un à l’autre, par la langue. Leurs regards étaient assez éloquents pour suffire à une communication dont eux seuls a-vaient le secret !
Beth Asmaan savait à présent que Sahaala Souf était tombée malade au moment même où elle s’était rendu compte qu’il avait dormi plus de cent jours et cent nuits. Il savait aussi qu’elle avait demandé à ce qu’on la fît coucher près de lui, où elle voulait mourir de chagrin. « Car, s’était-elle lamentée, Beth Asmaan aime son disciple plus qu’il n’aime son épouse. » Quelle romance unique !
Dès le lendemain, Beth Asmaan quitta le palais de façon mystérieuse avec le disciple bien-aimé. Et, accompagné de celui-ci et de tous ses autres compagnons venus par les airs, il entreprit de retourner au Pays de la Terre.
L’illustre Beth Asmaan demanda à ce que, cette fois-ci, le voyage fût fait en marchant. « Mar-chons pour montrer l’exemple ! dit-il. Quand nous volons, nous volons pour nous-mêmes ; quand nous marchons, nous marchons pour les autres. »
Lorsque tout ce monde arriva à la frontière du Pays du Ciel, Beth Asmaan entendit son propre nom retentir à ses oreilles et reconnut la voix qui criait plus que de raison. C’était cette même voix onctueuse qui, au jour de ses trente-cinq ans, l’avait fait s’évanouir pendant cent jours et cent nuits.
Ah, l’époque lointaine ! Un dialogue décisif s’ensuivit :
Sahaala Souf : Où t’en vas-tu, Beth Asmaan, mon amour d’aujourd’hui et de toujours ?
Beth Asmaan : Je vais où mon amour me porte, princesse adorée !
Sahaala Souf : Ne suis-je pas ton amour ?
Beth Asmaan : Tu m’as appris l’amour, ô Sahaala Souf ! Maintenant je dois l’enseigner aux autres.
Sahaala Souf : Et dois-tu m’abandonner pour accomplir ton destin ?
Beth Asmaan : Tu demeures dans mon cœur, adorable princesse !
Sahaala Souf : Je veux que tu demeures à mes côtés, gentilhomme !
Beth Asmaan : Tu demeures dans mon cœur.
Sahaala Souf : Me hais-tu donc ?
Beth Asmaan : Ô mon épouse ! Jamais je ne pourrai te haïr.
Sahaala Souf : Pourquoi sinon as-tu jeté ton chapeau et remis tes sandales ?
Beth Asmaan : J’ai fait cela par amour.
Sahaala Souf : Quel amour est-ce là, ô mon beau prince ?
Beth Asmaan : L’amour de l’amour.
Sahaala Souf : Qu’as-tu vu qui t’a retenu plus de cent jours et cent nuits dans l’évanouissement ?
Beth Asmaan : Ô puits de science ! Ce ne fut un évanouissement que pendant les cent premiers jours et les cent premières nuits.
Sahaala Souf : Et au cent-et-unième soir du cent-et-unième jour ?
Beth Asmaan : Je vis Ombre-et-Lumière qui me dit : « Va, fils du Ciel et de la Terre ! »
Sahaala Souf : Qu’il en soit ainsi ! Je t’accompagnerai et abandonnerai ma royauté pour toi, comme tu as abandonné pour moi ta royauté chez les dieux et ta gloire chez les hommes.
Beth Asmaan : Est-ce là ton souhait, ô Saha-ala Souf ?
Sahaala Souf : Je ne souhaite rien d’autre, ô Beth Asmaan !
Beth Asmaan : Qu’il en soit ainsi !
Mais Sahaala Souf avait été trop affaiblie par sa crise de jalousie et par la poursuite effrénée qu’elle avait entreprise pour rattraper son amour. Elle tomba entre les bras de Beth Asmaan et rendit l’âme dans un dernier soupir et un sourire indicible : « Je t’aime, Beth Asmaan, sultan de la Voie, lion de la savane, diamant dans la roche, prince, bras droit et amant de la princesse, fils du Ciel et de la Terre ! Je te fais allégeance sans réserve et te confie la destinée de mon peuple, au nom de l’amour ! »
Le maître confia le corps de la princesse, encore chaud d’amour, aux deux soldats qui étaient venus avec elle dans sa calèche. Mais il se saisit du chapeau qu’elle avait sur la tête pour le porter à la sienne. Ainsi fut accomplie la parole perdue :
Le fils du ciel et de la terre aura sur la tête un chapeau et aux pieds des sandales par la connaissance de l’amour.
Ô BETHSAHAALA ASMAANSOUF !