Je suis allée dans le petit ranch familial pour ramasser les fruits. C’était le temps des cerises, des griottes, des poires… Je ramassais les fruits, il ne restait plus que les griottes et j’étais pensive. C’était une belle journée d’été, sans grosse châleur et sans pluie. La brise légère caressait mon visage. Je me suis arrêtée pour écouter la nature. Ce silence m’impressionne toujours. C’est tellement calme et apaisant. Au loin, on entendait les chants des oiseaux. Dans l’herbe, les criquets se préparaient pour faire leur concert journalier. C’est tellement agréable !
J’ai fermé les yeux pour profiter encore un peu de ces moments, mais étrangement, j’ai ressenti aussitôt une présence. Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu un grand chien s’approcher de moi. Il s’est assis près de moi et a aboyé comme s’il voulait me saluer. Je me suis accroupie près de lui. Ça faisait six mois déjà que je n’étais pas venue dans le ranch familial. Depuis la mort de mon père je n’avais pas eu le courage de le faire. Mais il y a tant de choses à faire dans ce ranch ! Alors, après l’hiver, au temps des cerises, je me suis décidée à y aller. Et j’y suis allée toute seule car je suis seule. Aujourd’hui j’ai 59 ans. Oui 59, âge fatidique juste avant 60 ans et je suis toute seule. Pourquoi ? Ceci est une bonne question…
J’ai perdu mes parents, c’était inévitable et dans le cours des choses, certes, mais assez inattendu. Ça c’est fait. Ma mère est morte depuis longtemps et il ne me restait que mon père qui vivait et s’occupait de ce ranch comme il le pouvait et comme il l’entendait. Il avait apprivoisé un chien venu de nulle part et qui, au début, était assez méfiant.
Mais mon père est décédé subitement et aujourd’hui il n’y a personne pour s’occuper du ranch qui est dans un état… regardez-moi tout ça ! Comment une citadine comme moi et femme seule pourrait prendre en charge tout ça ?! J’avais repoussé ce moment de retour depuis des mois, je n’avais pas le courage, mais là… je savais que je n’avais plus le choix, je devais y aller. C’était le temps des cerises et des griottes, il était temps que j’y aille…
Le chien s’est approché de moi et s’est laissé caresser. Je l’ai embrassé et j’ai pleuré. Je n’avais pas pleuré ainsi depuis longtemps. J’ai pleuré pour la perte de mon père, pour mon impuissance face à cette situation. J’ai pleuré parce que je me suis sentie seule et abandonnée.
Le chien est resté longtemps dans mes bras . Il a accueilli toutes mes larmes. Il aboyait et même hurlait, en exprimant à son tour sûrement son chagrin de la perte de son maître. Nous sommes restés ainsi une bonne quinzaine de minutes ou peut-être un peu plus. Quand j’ai effacé les larmes de mes yeux, je me suis rendue compte que je n’avais rien apporté à manger pour le chien, mais il est vrai que je ne me doutais pas du tout que j’allais avoir de la compagnie .
Oui, pourquoi suis-je si seule ? Parce que mon mari, lui aussi, est parti. Comme ça, un beau jour, il est parti sans crier gare et sans que je ne puisse rien comprendre non plus. Mais ça aussi, ça fait déjà longtemps. C’était bien après la mort de ma mère, mais bien avant celle de mon père.
Et les enfants ? J’ai un fils. Il est grand déjà comme vous pouvez l’imaginez et il est indépendant. Il vit en Australie et il a l’air content de sa vie là-bas. Non, il n’est pas encore marié, il n’a pas d’enfants et apparemment ce n’est encore ni une priorité pour lui, ni à l’ordre du jour. Il a encore du temps et a envie de découvrir le monde. Et l’Australie semble lui plaire. Il vit déjà là-bas depuis quelques années… Et moi, j’habite toute seule dans mon appartement à Londres et maintenant je dois m’occuper de tout… Mais finalement, toute seule, je ne peux pas tout faire.
Edmond ! Oui, je dirai à mon cousin, qui a un ranch pas loin, de s’en occuper et de continuer à surveiller le ranch quand il pourra ou, mieux, de trouver quelqu’un qui le fera, car je ne peux pas tout laisser comme ça. Je n’ai même pas le courage de rentrer seule dans la maison, mais je n’ai plus le choix. Je dois voir s’il y a des dégâts, car je me rappelle que mon père se plaignait, parfois, des petits rongeurs. Ainsi, après avoir repris ma respiration et avoir appelé le chien pour me donner du courage, j’y suis entrée…
Ouf, grâce à Dieu, tout va bien ! Moi, qui ne suis pas très croyante (contrairement à ma famille et surtout à mes grands-parents), me voilà appeler maintenant le bon Dieu ! La vie est étrange et elle nous joue de drôles de tours.
Enfin, où en étais-je ? Ah oui, face à ma solitude, le chien et mon cousin Edmond que je dois contacter sans trop tarder. Je n’avais pas prévu de dormir dans la demeure familiale et comme vous le devinez déjà… je n’ai pas le cœur à le faire. Je n’ai que très peu de bagages. J’ai juste ramassé un peu de griottes, de quoi faire quelques petits pots de confiture (comme le faisait ma grand-mère à l’époque, puis ma mère et selon la tradition familiale) et je suis partie en vitesse pour ne pas manquer le train. Le dernier de la journée part tôt.
Dans le train, j’essaie de lire un peu, mais je n’arrive pas à me concentrer. Ça fait trop de souvenirs, ça fait trop de choses, trop d’émotions. Je regarde par la fenêtre défiler les paysages et je suis de nouveau pensive… Je pense à tout ce que je dois faire et si je pourrai le faire, mais au-delà de mes soucis personnels, je pense à ce chien qui attend depuis six mois le retour de son maître. Ce chien m’a profondément touché. Mais qu’est-ce qu’il va faire dans ton appartement à Londres ? Oui, rien, je le sais, mais ce chien, je le veux.
Je me suis arrêtée à la seconde gare (c’est que j’ai réfléchi longtemps et j’ai mesuré longtemps le « pour » et le « contre » avant de prendre ma décision) et avec une détermination inattendue, je suis descendue du train. J’ai dormi sur place dans un petit motel de campagne où les gens étaient très aimables. Le lendemain matin, juste après avoir avalé un petit déjeuner à la hâte, je me retrouvais de nouveau dans le train avec mes griottes pour revenir au ranch.
J’ai longtemps attendu le chien et je l’ai appelé pour qu’il vienne. Je lui avais même apporté de la nourriture. Je l’ai cherché partout. Au bout de deux heures, épuisée et dans un désespoir total, je me suis assise sous l’arbre et j’ai pleuré encore une fois, cette fois-ci à cause de la perte d’un nouvel ami et parce que je me sentais désespérée.
Ce n’est qu’au moment de repartir à la gare, qu’il est apparu. Comme ça,venant de nulle part, comme il sait très bien le faire. Il m’a de nouveau accueilli, les larmes aux yeux. Je lui ai dit que je voulais le prendre avec moi, que c’est pour lui que j’étais revenue et que si,finalement, la grande ville ne lui plaisait pas, je pourrais toujours lui rendre sa liberté. Le chien m’a écouté pendant tout mon discours. Il a mangé avec appétit. Ensuite je l’ai embrassé encore une fois et il m’a suivi « sans rien dire ». Ainsi, je l’ai amené dans le train et, de nouveau, sans s’y opposer, il m’a fait confiance et il est monté avec moi. Qu’est-ce que j’étais heureuse !
Et pour le reste ? Pour le reste on verra les choses au fur et à mesure. Je ne sais pas encore ce que je vais faire avec le ranch, mais je sais que je ne vais pas le vendre. C’était le vœu de mon père et je n’ai ni le courage, ni l’envie d’aller outre sa dernière volonté. Si un jour Edouard, mon fils,le veut, je l’autoriserai à le faire, mais moi, je n’ai pas cette autorisation, j’en ai même l’interdiction et, au fond, je n’en ai pas envie non plus. Je ne veux pas et je ne suis pas prête à me séparer des terres de mes ancêtres, avec la maison paternelle, source d’une telle souffrance aujourd’hui certes, mais source aussi de tant de bons souvenirs.
Et le chien ? Le chien, il va bien. Il s’est finalement adapté à sa nouvelle vie citadine, même s’il n’a pas oublié lui non plus son ancien maître et son mode de vie. On retourne au ranch dès qu’on peut et j’ai demandé de l’aide pour l’entretien de la demeure et du terrain qui restent dans l’héritage familial.
La vie change, tout peut changer finalement. Il n’y a que la mort qui reste irréversible…
Le temps des griottes
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