J’arrivais du travail et j’étais fatiguée. C’était le soir, l’été.
Je m’assis sur le canapé et ouvris une boîte de petits calamars que j’avais pris le temps d’acheter en revenant. J’allumai la télévision.
Des centaines d’hommes étaient attroupés autour d’une énorme baleine retrouvée morte sur une plage du Cambodge. Son corps dense, fluide, s’étalait sur la sécheresse du sable et sous la fixité du ciel. Son corps magique.
Les hommes miniatures passèrent autour d’elle des câbles qui ouvrirent ses flancs. Ils la traînèrent sur une remorque. Le camion sortit de l’écran et la baleine aussi, qui laissa derrière elle de longues traînées rouges.
C’était le milieu de l’été et des centaines de personnes s’attroupaient sur la plage. En maillot, en paréo, casquette sur la tête et glacière à la main, tous s’agglutinaient, tous étaient venus voir l’énorme corps de l’énorme baleine, échouée sur le sable de Californie.
On se pressait autour de la masse inerte, grise, tristement lourde, on se risquait à la toucher ! On la photographiait et on se faisait photographier près d’elle.
La télévision était là bien sûr, dépêchée sur le champ, et un journaliste en costard s’époumonait sous le soleil : « Plus de cent soixante-dix tonnes et trente mètres de long… C’est un monstre, un véritable monstre sorti tout droit des profondeurs ! Elle pourrait contenir 140 hommes adultes ! »
L’essaim des hommes butinait sa part d’énorme et d’aquatique, son pauvre rêve. La baleine offrait son corps au soleil.
« La baleine bleue est le plus grand des animaux connus qu’ait jamais porté la terre ! Elle dépasse même les dinosaures ! » Le journaliste transpirait à grosses gouttes et les vacanciers miniatures installaient leurs affaires et s’asseyaient, pique-niquaient autour de la baleine.
« La police arrive, la police arrive, suivie des pompiers ! Ils vont emporter le corps !» On avait en effet appelé les pompiers à la rescousse et c’est dans un concert de sirènes qu’ils dévalèrent les dunes.
« Ecartez-vous ! Ecartez vous ! »
Deux grues et un camion-remorque furent réunis autour de la baleine. La petite ville de Santa Ana ne ménageait pas sa peine. Et c’était sans compter l’hélicoptère qui tournoyait vaillamment, malgré sa flagrante inutilité. Les vacanciers ne s’étaient pas lassés du spectacle et après avoir été écartés du périmètre de sécurité, ils regardaient, en sirotant des sodas, les pompiers qui se démenaient. Deux câbles d’acier furent finalement fixés de chaque côté de la baleine. Le chef des pompiers, juché sur le toit du camion, brandit théâtralement son microphone. Il cria trois ordres brefs et un silence de mort s’abattit sur la plage. Centimètre par centimètre, la masse énorme fut soulevée de terre. Les courroies grinçaient. Les spectateurs retenaient leur souffle, et le journaliste en perdait ses mots, les yeux fixés sur le corps. Un mètre, deux mètres du sol… Le câble déchira le flanc de la baleine qui s’ouvrit dans un craquement et le monstre s’écrasa sur le sol.
Les pompiers, désorientés, restaient près du camion, indécis. Les spectateurs, debout et les mains en visière scrutaient la fissure de l’énorme corps. Une mouette traversa le ciel et jeta des cris. La mer étincelait.
Soudain, un pompier recula d’un bond. Un jus sombre sortait lentement du corps ouvert et venait, venait lentement vers lui. Les vacanciers se pressèrent pour mieux voir. Le jus s’épaississait et s’écoulait, noirâtre, luisant. Progressant lentement, il s’étalait, formant une grande mare, venant souiller les roues du camion des pompiers. La baleine resplendissait sous le soleil, et la boue lisse coulait, toujours plus abondante, plus sombre, et s’élargissant comme une flaque de pétrole sur le sable. Un cri se fit entendre, un cri intérieur et des flots, des flots noirs jaillirent de la baleine, emportant les pompiers, les vacanciers, le journaliste et son cameraman dans la force de leurs eaux qui formaient des torrents, dévalaient sur le sable, montaient jusqu’aux dunes, rejoignaient la mer. Une eau immense, infinie, une mer noire et lisse s’écoulait, s’écoulait sans fin de la masse toujours aussi dense, aussi gonflée de la baleine. Les pompiers dérivaient, les spectateurs se noyaient, se débattant comme des insectes. La plage était noire et les premières maisons, lovées derrière la dune, disparurent sous l’eau noire. Les flots dévalèrent les rues, cascades de boues emportant les voitures, les enfants, les hommes, les femmes, les animaux, les maisons. Le fleuve atteignit la place, la mairie, l’école, il recouvrit tout et il ne resta bientôt plus rien de la ville de Santa Maria.
Le pilote et le copilote restés dans l’hélicoptère virent la tâche sombre s’élargir jusqu’ à toucher la forêt qui bordait la ville. Elle atteignit les premiers arbres et soudain s’arrêta. La baleine, point blanc et long formait sur le lac noir une île, aussi brillante qu’une étoile.
Le pilote et le copilote, réalisant que la jauge d’essence baissait à vue d’œil mirent le moteur à fond et foncèrent vers la ville de Santa Ana sans regarder derrière eux.