Suite au décès de son propriétaire, Xavier Deluc devient un homme aisé, car celui-ci l’avait désigné comme étant son légataire universel. Aujourd’hui, il se retrouve à la tête d’une belle et splendide demeure du dix huitième siècle, qui trône sur le quai des Chartrons.
De cette ancienne maison bourgeoise, Xavier remarque qu’une grande cuisine est attenante à ce qu’il considère comme une salle de réception. Il se met à rêver et s’imagine être le grand chef d’un restaurant resplendissant. Lui qui n’est que le petit cuistot d’un rade situé sur les quais de Bordeaux, côté Sud, il va enfin réaliser son rêve. Il va pouvoir dire adieu à cette gargote qui l’avait écrasé par le poids de la misère, dans ce lieu où se regroupe tout ce que la ville a de plus pauvre, où les désœuvrés font masse, où le travail à la petite semaine se monnaye au rabais et au noir, entre Germinal et l’esclavagisme moderne. Maintenant, l’heure a sonné, il va pouvoir se réaliser et exceller dans sa profession.
Après de nombreuses démarches auprès de l’administration, il finit par obtenir le changement d’affectation qui transforme cette demeure, jusque là réservée à l’habitation, en local commercial. Il n’hésite pas à mettre la main à l’ouvrage et commence par modifier la pièce où l’on prépare les repas. Son principal investissement c’est ce véritable piano de cuisson qui trône au milieu de la cuisine. Ce nouvel ensemble rétro est d’un excellent design, il apporte une touche parfaitement soignée et très décorative. Il suscite en lui l’envie de cuisiner les grandes spécialités de la région. Il sait que ce précieux allié va lui permettre également de laisser s’exprimer sans limites sa créativité culinaire.
Voilà déjà trois semaines que Xavier a réussi l’inauguration de son restaurant et le tout Bordeaux se presse à sa table, la notoriété est vite acquise, les notables en font rapidement l’endroit à la mode et déjà bien des affaires se concluent chez lui. Il a dû recruter une dizaine de serveurs, un sommelier de réputation internationale qu’il a été débaucher à l’hôtel «The Régent» et cinq jeunes cuisiniers qu’il dirige de main de maître.
Mais Xavier est inquiet. Depuis quelques jours, lorsque la cuisine est fermée, on peut entendre de drôles de bruits, par exemple le personnel qui était en charge de préparer la salle pour le lendemain a été surpris par un tintamarre de casseroles qui s’écrasent sur le sol. Il se précipite dans la cuisine… personne; mais en effet, un grand nombre parmi les instruments de cuisine jonche à même le sol… Quelques jours auparavant, il est réveillé en sursaut par ce qui lui semble être le cri de quelqu’un qu’on égorge.
«C’est un peu fort de café!», dit-il au sommelier le matin à l’embauche, j’espère que ce lieu n’est pas hanté, je vais finir par croire que c’est l’esprit de mon généreux donateur qui est furieux contre moi, lorsqu’il voit la façon dont j’ai changé cette formidable bâtisse en un luxueux restaurant. Les deux hommes éclatent de rire et déjà la petite équipe se retrouve pour préparer le repas de midi, chacun s’affaire à la tâche; le plat du jour sera aujourd’hui une daube; Xavier aime à la laisser mijoter des heures à feu doux.Ce midi là, ils servirent près de quatre-vingt repas, ce qui est un véritable record pour un jour creux comme le mardi, il reste une marmite à demi-pleine que Xavier fait mettre de côté pour la partager après le service du soir entre ses salariés. Le soir, il dresse une carte composée de mets traditionnels et, en ce mardi, l’accent est mis sur la lamproie à la bordelaise. La soirée sera l’une des moins stressantes pour la petite équipe, la fin du service arrivant pour une fois à vingt deux heures trente; il tarde à tout ce petit monde de finir et d’aller dormir. Deux heures plus tard, la cuisine propre et rangée, la salle apprêtée pour le lendemain, la petite équipe se quitte, Xavier monte dans ses appartements au troisième étage, mais tout le monde a oublié la marmite de daube qui trône pourtant au milieu du piano.
Mercredi trois heures, Xavier est réveillé en sursaut par un cri strident; ce cri le terrorise, il a toujours l’impression que l’on vient d’égorger une personne. Il se recouvre du dessus de lit, il n’ose fermer les yeux et puis il entend à nouveau un grand bruit comme quelque chose qui tombe de tout son poids; cela paraît être lourd mais ressemble quand même à un ustensile de cuisine. Pour la première fois de sa vie, la peur le tétanise, il n’ose bouger. Il passera le reste de la nuit les yeux grands ouverts. Sept heures sonnent au réveil; Xavier se lève frileusement, il se regarde dans le miroir de la salle de bains; il titube, il est consterné en voyant les cernes sous ses yeux qui lui paraissent injectés de sang. Il file sous la douche, y reste un long moment, il paraît K.O.tel un boxeur sonné avant le gong de la douzième reprise. Il s’habille, descend les escaliers quatre à quatre et file dans la salle de restaurant, ouvre l’établissement en remontant le rideau métallique, il attend que le personnel arrive. Il a du mal à respirer, il fait une crise d’angoisse, il n’avait pas connu cela depuis le Liban; ce mal, il l’avait pourtant vaincu, c’était dans les années quatre-vingt; à l’époque, il s’était engagé dans l’armée française, il était volontaire dans le bataillon de détachement français de la FINUL, il avait vu ses camarades victimes d’une attaque surprise;certains étaient blessés, d’autres ramenés morts sur des brancards. Il tente de décompresser, respire lentement, sa tête lui semble être prise dans un étau, ses jambes ne le portent plus, adossé au mur, il se laisse glisser et choit sur le trottoir.
Comme à son habitude, c’est le sommelier qui arrive en premier, il trouve Xavier sur le trottoir semi-comateux; il se précipite dans la cuisine pour porter à Xavier de quoi boire. Un cri jaillit de sa poitrine «quel bordel !», il abreuve son patron et l’aide à se relever. Petit à petit Xavier reprend son souffle et sort de sa torpeur. Le reste de la petite équipe arrive et le Grand Chef leur raconte cette nouvelle nuit tragique. L’équipe rentre en salle et le sommelier leur décrit son arrivée dans la cuisine et la vision de la marmite renversée.
C’est Jacques le second qui fera une drôle de constatation en relevant la marmite du sol. Mais où sont passés les morceaux de viande? Visiblement, il n’en reste plus que deux ! Apostrophe t-il le reste de l’équipe. Le doute commence à s’installer, quelqu’un parviendrait-il à s’infiltrer dans la cuisine? E si c’était un animal? Xavier lève l’hypothèse des rats car tout le monde sait que Bordeaux est une ville portuaire qui , au travers des siècles, a toujours été un havre de paix pour ceux-ci; ainsi va la vie aux abords du fleuve. Le tout est de savoir par quel endroit l’intrus ou les intrus arrivent dans la cuisine et si une partie du personnel s’attache à la besogne; Xavier et Pierre le sommelier se lancent dans une inspection générale des lieux. Ils ne trouveront rien, aucun indice; mais que se passe-t-il dans cette cuisine?
A chaque jour suffit sa peine, les deux services de ce mercredi se sont bien passés, l’heure de la débauche n’est pas loin de sonner; Xavier semble paniqué à l’idée de passer une nouvelle nuit tout seul et Pierre et Jacques avec qui il a soudé une sérieuse amitié, lui annoncent que ce soir ils vont rester dans l’établissement. Dans un premier temps Xavier refuse mais ses amis ne lui laissent pas le choix. Xavier monte se coucher; les deux hommes restent dans la salle de restaurant, tout semble silencieux, la cuisine parée à l’attaque pour le lendemain; dans la salle, les tables sont déjà dressées, la veille s’organise, il est minuit, à tour de rôle les deux hommes feront des gardes de deux heures.
Le réveil sonne, Xavier sursaute, il est en sueur, il s’est assoupi aux alentours de cinq heures du matin, il est resté éveillé, cloué, mortifié à guetter le moindre bruit… Mais rien ! Pas le moindre cri à faire trembler d’effroi, pas la moindre chute de marmite, de casserole, de vaisselle. Il se dit que Pierre et Jacques vont bien rigoler lorsqu’il va descendre un à un les escaliers, il imagine la traversée du long couloir qui mène à la grande salle, comme le calvaire qui mena Jésus à la crucifixion. La peur du ridicule l’envahit, si tous ses employés riaient de lui, cela serait horrible, comment continuer après, ce serait tellement difficile de gérer un tel établissement, avec le personnel qui ricane dans votre dos.
Après avoir passé un long moment sous la douche, Xavier finit de s’apprêter, il ajuste son nœud de cravate, sort de sa chambre et dévale un à un les escaliers. Pierre et Jacques, eux, sont prêts aussi; ils se sont douchés dans la salle réservée au personnel; ils ont déjà levé le rideau métallique de l’établissement, ils prennent un café, Xavier arrive, le visage pâle et défait. Les deux hommes le saluent et lui demandent s’ il a passé une bonne nuit; celui-ci leur répond qu’il a fini par s’assoupir au petit matin. Pierre, le sommelier lui dit que la nuit a été calme, qu’il n’y a pas eu de cri strident, ni de casseroles renversées, ni de marmite, pas un seul bruit de bris de vaisselle qui raisonne et Jacques de rajouter: «tu sais, les animaux sauvages, pour eux, il n’y a pas d’habitude de prise; aujourd’hui, ils sont là, demain ils ne le sont plus, tu sais, je vais quand même mettre des pièges à rats, des fois que…
«Tu sais Jacques» réplique Xavier; «je me demande si ce n’est pas une rechute du syndrome post-traumatique dû à la campagne du Liban, enfin, je ne sais pas ! Toujours est-il qu’il va falloir que je me soigne et vite, seulement comment faire? Je ne suis plus salarié, j’ai juste entamé les démarches pour les caisses artisanales ainsi que le nécessaire pour être affilié à une assurance privée. «Non, mon gars !», s’exclame Pierre, «nous sommes tous témoins, des bruits bizarres, même pendant le travail, nous en avons tous entendus, seulement pour ne pas t’inquiéter on ne te le disait pas, tu vois, il y a même des fois où nous avons cru halluciner lorsque des morceaux de viande disparaissaient, sans compter que le vendredi, ils ont, avec le marmiton, trouvé dans un coin, près du piano, les arêtes de trois sardines, alors que l’équipe s’affairait autour du grill… non, ce n’est pas post-traumachin comme tu le dis, ou alors, c’est un post-trautruc collectif.
Xavier se rend compte à quel point il ne s’est pas trompé en les recrutant, il a choisi les bons gars et il sait que rien ne vaut la fidélité et l’amitié, il sait qu’au moins, il pourra compter sur ses deux fidèles lieutenants. La petite équipe arrive peu à peu, en ce jeudi matin, il bruine sur Bordeaux, habituellement c’est Jacques qui fait les courses au marché des Capucins; il y part à cinq heures du matin, il remplit la fourgonnette et arrive chargé de viandes, de poissons, de légumes; pour ce qui est des boissons, des gâteaux apéritif et autres friandises, c’est Pierre qui s’en charge; deux fois par mois, il se rend de l’autre côté de l’eau dans un magasin qui s’appelle MÉTRO. En ce jeudi, exceptionnellement, Jacques a envoyé les deux marmitons; ceux-ci ont acheté les lamproies, quinze kilos d’escargots, trente kilos d’entrecôtes, vingt kilos de rôti de bœuf, car aujourd’hui le rôti sera servi en plat du jour. Depuis le départ sur les trois fours que compte le piano, seulement deux fonctionnent; l’installateur devait repasser pour régler cet ennui technique; à ce jour, rien n’a été fait; ce monsieur n’a pas daigné reprendre contact comme convenu au départ. Ce petit monde s’agite en cuisine; il est onze heures quinze et les premiers clients arrivent. Fatigué, Xavier n’est plus que l’ombre de lui même, il donne des signes de panique à l’approche du coup de feu. Les rôtis se découpent à une vitesse monstre, il sont mis à réchauffer sous des lampes spéciales; un étrange ballet se danse et les serveurs sont tout à leur honneur, prestes et prompts dans le geste, dans l’art de porter l’assiette sur le bras. Il faut que ça tourne, et ça tourne. Les bouteilles de Haut Médoc tombent les unes après les autres; peu importe qu’elles accompagnent rôtis ou entrecôtes; le manège des serveurs tourne à plein régime. Mais il semble qu’en cuisine un vent de panique se lève; Jacques constate que, dès qu’il a le dos tourné, il manque des tranches de rôtis dans certaines assiettes. La belle machine est en train de se gripper; Jacques s’en prend violemment à ses subordonnés, les traitant de noms d’oiseaux au passage. «Mais qu’est-ce que vous foutez, vous les bouffez ou quoi les tranches de rôtis, mais qu’est-ce qui se passe dans cet établissement, c’est la poisse ou quoi !»
Pierre rapplique en cuisine et demande à tout ce petit monde de reprendre son sang-froid; «maintenant, on a l’habitude, dit-il, cela fait plus d’une semaine que, quasiment tous les soirs après le service, nous subissons des choses de la sorte; certes, c’est la première fois que nous subissons un tel délire en plein coup de feu et ,de surcroît, le midi, alors on se ressaisit et on fait bloc.»
Le calme regagne les rangs, les serveurs rythment leur va-et-vient qui est digne d’un boléro, la grâce touche à son paroxysme, il n’y a que Xavier qui semble effondré à la simple idée que son grand restaurant soit hanté;pensez-vous ! il commence juste à se faire un nom. Pierre discute avec lui, essayant de faire s’estomper l’angoisse qui l’habite. Xavier est en sueur, le menton tremblant. Lorsque, tout d’un coup, un hurlement retentit: «putain, le chat !», quoi ! S’écrie Jacques;«je viens de voir se faufiler un chat derrière le piano» s’exclame un des marmitons. Xavier et Pierre accourent, «bon dieu ! C’est donc ça, un chat nous terrorise depuis des semaines et nous ne l’avions pas remarqué», commente Pierre d’un air désabusé. Mais bien sûr, mon bienfaiteur avait une chatte et depuis, je l’ai cherché en vain depuis que mon regretté n’est plu. Xavier se penche sous le piano, il entrevoit le chat par l’arrière du four qui est en panne; l’installateur a laissé comme un grand vide; enfin, il commence à comprendre; il essaie de l’attraper, mais celle-ci le griffe à tour de pattes. Il finit par la saisir par la peau du cou, il la sort et se rend compte qu’elle est bien amaigrie; «mon Dieu!», s’écrie-t-il, «pauvre bête !», il entend d’autres miaulements beaucoup plus faibles et là, il se rend compte qu’il a toute une petite famille: trois admirables petits chatons qu’il sort un par un.
La petite équipe du restaurant est heureuse d’avoir quatre matous; ceux-ci coulent des jours paisibles dans un cadre splendide; ils font l’admiration de Xavier qui ,depuis, ne souffre plus de syndrome post-traumatique et des séquelles de la guerre du Liban. Ensuite, l’installateur de cuisine a fini par installer le troisième four du piano qui marche formidablement bien et ,dans le design, fait pâlir tous les restaurateurs de la région.
Si vous passez par Bordeaux et que vous vous baladez sur le quai des Chartrons, n’hésitez pas; chez Xavier, la gastronomie bordelaise vous tend les bras.