Le voyage

«  Les passagers du Vol 525 à destination de Bolivie, sont priés de se diriger vers les portes d’embarquement ».
Cette annonce lui a donné un frisson dans le dos. Il n’y avait que quelques personnes devant elle pour passer le contrôle de police, mais la dame avec la fourrure empêchait l’avancement de la file. Elle faisait un scandale car elle ne voulait pas enlever ses bottes.
– Comment voulez-vous qu’une personne comme moi enlève ses bottes !!! Je ne vais pas le faire, c’est tout ! – criait-elle à la fin.
– Madame, nous allons appeler la sécurité ! Ce sont les nouvelles normes de sécurité – s’impatientait la jeune employée.
Ni l’une, ni l’autre ne cédait. Mais c’était comme ça, en effet, les nouvelles mesures de sécurité. Elle, le savait déjà depuis son dernier vol, c’était le nouveau règlement depuis le dernier attentat… La sécurité allait venir. C’est à ce moment-là qu’elle a entendu l’appel pour son vol.
« Allez vite, vite s’il vous plaît ! ». Elle voulait crier, demander la permission de passer car elle allait manquer son vol, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Elle n’était pas bien et sentait qu’elle allait basculer et perdre connaissance. Elle s’écroula par terre et voilà, c’est comme ça… Elle allait rater son vol. C’est peut-être mieux ?!… » 

Sandra se réveilla en sursaut. Elle suffoquait. Elle eut à peine le temps de penser qu’elle avait fait un cauchemar,qu’elle courait déjà dans la salle de bains en titubant… pour vomir. Elle resta un moment agenouillée et appuyée à la cuvette.
C’était l’hiver et il faisait froid ces nuits-ci dans les rues de Londres, mais elle était en nage. Mais que s’est-il passé ? Avant de pouvoir reprendre ses esprits, elle a vomi de nouveau. Elle a eu des vertiges. Peut-être que c’était bien comme ça finalement, non ? Voilà, elle n’était pas en état, elle avait essayé, mais elle n’y était pour rien, elle ne pouvait pas faire ce voyage. Elle, qui n’était jamais malade. D’ailleurs, on le lui reprochait presque.
– Mais franchement, comment fais-tu pour ne jamais être malade ?
– Je ne sais pas… (C’est vrai, elle ne s’était jamais posé la question. Elle en avait tellement d’autres dans sa tête que celle-là, elle l’avait vraiment occultée) – J’ai vécu longtemps aux Etats-Unis et là où j’étais, le climat était bien plus rude, alors je pense que je suis immunisée – avait-elle répondu en souriant. Et TOC, personne ne pouvait rien lui dire de plus. Pour ça, elle avait le don pour se sortir des situations délicates et éviter les « mauvaises langues ». Et dans son milieu, ce n’est pas ça qui manque, oh non !
Mais voilà, oui, finalement elle était comme tout le monde, elle était malade. Heureusement que sa pharmacie est toujours à jour (avec le strict minimum), pas forcément pour elle, mais on ne sait jamais, tout peut arriver et à tout le monde, alors mieux vaut être préparé. « Etre préparé, être préparé » – c’était sa phrase fétiche, sa devise. Mais être préparé à quoi ?
Les vertiges passés, elle a essayé de se lever et de se diriger vers le lavabo.
« Mais qu’est-ce qui m’arrive ? » – se demanda-t-elle. La douleur dans la tête était saisissante. Debout et appuyée sur le bord du lavabo, elle a mis de l’eau glacée sur son visage… « comme avant, comme avant »… Elle s’est regardée dans la glace et elle a manqué de peu de crier. Son reflet lui a fait peur. Dans le miroir, elle a vu un visage pâle, d’une blancheur presque jaunâtre, des cheveux collés, de la sueur sur le visage. Un visage qui faisait peur, un visage effrayé et presque sans vie, celui d’un fantôme. Elle baissa la tête. La douleur se faisait de plus en plus forte. Le carrelage était froid, mais elle n’a même pas pu penser que ses pieds étaient nus. C’était la douleur, la douleur dans la tête et les vertiges qui n’étaient pas loin… et allait-elle encore vomir ?… Non, il n’y avait plus rien dans le ventre, tout était sorti, tout, même de la bile, donc c’était fini, enfin au moins ça.
Alors tout lui est revenu dans la tête, tout. Le voyage… Tout commence avec ce voyage. Elle, Sandra, une jeune femme qui réussit dans la vie. Qu’est-ce qui lui a pris d’écrire ce livre, ce fichu livre ?????? Mais elle sait pourquoi, elle le sait très bien…

En fait tout avait commencé il y a 24 ans. Jusqu’à l’âge de 14 ans tout allait très bien, même à merveille. Sandra était une petite fille épanouie et gaie. Elle adorait ce pays qui lui avait tant donné ! Ce n’était pas son pays d’origine, mais elle s’y était vite habituée et elle avait de très bons amis. Ça faisait déjà quelques années qu’ils vivaient ici, ses parents, sa petite sœur et elle. Elle aimait beaucoup cet endroit, pouvoir tout voir de la colline, se mêler avec les gens, que ce soit des indigènes ou non. Elle aimait surtout les quartiers populaires. Ses amis et surtout l’un d’eux, lui ont montré tous les coins et recoins de la cité. Dans cette ville elle s’était reconnue, dans cette ville elle renaissait… jusqu’à l’accident. Après, le cauchemar avait commencé… Son père était connu pour ses recherches. Il était un journaliste politique célèbre qui avait le flair pour dénicher des histoires complexes. C’est pour ça qu’ils voyageaient autant. Là, ils pouvaient rester plus longtemps, ses travaux ici semblaient plus importants et demandaient plus de temps. L’Etat dans lequel ils habitaient depuis quelques années déjà, était en pleine crise. Il y avait une hyperinflation, jamais connue jusqu’alors. Son père disait qu’il était tombé sur « une mine d’or », une mine qui menaçait d’exploser, une mine qui a explosé et qui lui a tout pris…
Son père essayait toujours de les distraire, de les rassurer; c’était lui le moteur familial, toujours motivé, toujours prêt à aider son prochain et toujours disponible pour écouter ses exploits. Son papa, c’était son héros… Mais malgré l’air détaché et rassurant, il sentait le danger arriver. Et ils n’ont pas eu le temps de fuir, de quitter le pays. Ça s’est passé dans la nuit. Cette nuit-là, elle ne l’oubliera jamais, jamais !…. Tout s’était passé très vite, trop vite. Une explosion, une lumière aveuglante, des cris stridents, et voilà, c’était fini… son père était mort, assassiné.
Et depuis, sa mère avait changé radicalement. Plus jamais elle ne souriait, plus jamais elle n’était gaie. Elle s’était vite transformée en une femme enfermée, vide… morte. La mère morte. Où est-ce qu’elle avait entendu ça ? Elles ont fui le pays sur le champ. Dès le lendemain, la maison était vide. Elle n’avait même pas eu le temps de dire « Au revoir » à tous ses copains et elle ne l’avait pas cherché non plus. Elle aurait aimé prévenir seulement son ami, son meilleur ami et retrouver un peu de réconfort auprès de lui, mais pour ça non plus, il n’y avait pas de temps. La terreur était saisissante… tout comme sa douleur dans la tête, tout compte fait.
Ainsi tout était fini pour elle… là, elle avait tout perdu. Elle avait perdu son père, sa mère et son enfance. Elles avaient récupéré tous les articles de son père et ce qu’elles pouvaient des affaires et avaient pris le premier navire pour les Etats-Unis. Là, elles ont changé… de vie et d’identité. Xandra est devenu Sandra… Et surtout se taire, se taire, ne rien dire, ne rien révéler, comme si c’était elles, les criminelles. Sa mère vivait avec l’angoisse permanente d’être retrouvée et d’être tuée. Elle n’avait jamais eu le courage de regarder les manuscrits de son mari, ni de les donner au journal ou de les détruire. Non, elle n’avait pas eu le courage d’en faire quoi que ce soit et ils étaient restés pendant des années enfermés dans des tiroirs. Sa mère était devenue froide et distante, habitée par le fantôme de son mari et la terreur d’être découverte par les assassins ; un fantôme et des angoisses qui les habitaient toutes les trois. Sandra se rappelle encore des cauchemars, tous les cauchemars, les siens et ceux de sa petite sœur. Très vite, c’est elle qui était devenue la maman et avait pris le relais pour s’occuper de sa petite sœur. C’est elle qui se réveillait pendant la nuit par les cris de la petite, à l’époque âgée d’à peine 5 ans, et qui lui chantait des berceuses, les mêmes que sa mère lui chantait lorsqu’elle était petite.
Après, Sandra fut envoyée en pension. Les années passaient. Elle était toujours une bonne élève, mais toujours traversée par les angoisses de sa mère. Surtout ne s’attacher à personne, ne pas se confier, garder le secret de ses vraies origines et de son identité. Surtout pas de faiblesse, pas d’attaches et toujours surveiller et s’occuper de sa petite sœur! Sandra s’était infligé cette discipline elle-même, une discipline de fer. Et plus les années passaient, plus sa sœur s’éloignait d’elle… et un jour, avait quitté les Etats-Unis.
Sandra avait voulu devenir journaliste, comme son père, et un journaliste politique, tant qu’à faire, mais sa mère le lui avait interdit de façon catégorique. Plus la grande fille voulait continuer sur les traces de son père, plus sa mère le lui interdisait. C’était le seul moment d’ailleurs où cette femme s’animait un peu. Elle était devenue maladive et presque squelettique. Et un jour, il s’est passé ce qui devait se passer… la mère morte était morte pour de vrai, enfin libérée de son fardeau de vie, libérée… C’était très étrange, mais les deux filles s’étaient senties… soulagées de cette mort. Enfin, 20 ans plus tard, 20 ans…
Sandra était déjà adulte et réussissait bien sa vie. Mais elle n’avait jamais abandonnée sa discipline de fer : ne jamais parler de soi, ne jamais s’attacher…. Elle n’était pas devenue journaliste politique, mais elle écrivait… elle était devenue écrivain. Et ça marchait bien. Le succès bien sûr la dérangeait, la dérangeait beaucoup. Elle avait quitté les Etats-Unis et elle était venue ici, à Londres, où personne ne la connaissait, où elle n’était « personne ». Il fallait vite changer d’accent. A l’âge adulte, c’est plus facile à dire qu’à faire, c’est plus facile quand on est encore enfant. Mais elle y était arrivée. Elle avait pris bien sûr un professeur pour la diction. Elle parlait maintenant l’anglais du vieux continent presque sans aucun accent.
Et elle s’était plongée dans les recherches de son père. Après la mort de sa mère, la rage l’avait prise, cette rage si profonde qui était restée en elle si longtemps, avait enfin pu s’exprimer. Et cette histoire, enfermée durant maintenant plus de 20 ans, la voilà ressortie au grand jour. Là où il manquait des détails, elle faisait des recherches minutieuses, elle avait noué des contacts, un réseau sûr à distance et elle avait écrit une histoire, celle de son père. Elle avait surtout écrit l’histoire d’un pays qui vivait des moments difficiles, des moments de corruption, des manipulations politiques et économiques, de fraudes fiscales, d’inflation, de surinflation, tout ça en mettant des couleurs, des paysages et des odeurs d’un pays perdu et interdit, d’un pays qui était resté tabou pour elle durant plus de 20 ans… C’est peu de dire que le livre qu’elle croyait être sans prétention… était devenu très vite un best-seller. Elle avait voulu, bien entendu, fuir sur le champ, passer pour une autre, se cacher… Elle était partie déjà une fois, car elle commençait à devenir célèbre, et maintenant elle voulait fuir une deuxième fois… Le problème était que son livre était connu en Bolivie… alors qu’elle n’avait pas encore donné les droits de traduction… Elle n’avait pas révélé sa véritable identité, les angoisses de sa mère la poursuivant même maintenant, 24 ans plus tard. Comment sera-t-elle reçue en Bolivie, comme une amie ou comme une ennemie ? Qu’est-ce qu’elle va leur dire ? Qu’est-ce qu’elle va leur dire ? Cette fois-ci on lui a dit qu’elle ne pouvait pas fuir et qu’elle devait y aller. Revenir dans ce pays qui l’avait accueilli et qui l’avait chassé, qui lui avait causé tant de peine et qu’elle sentait interdit, prohibé par sa mère. En s’y rendant, c’est comme si elle la trahissait… Tout ce qu’elle voulait oublier, tout contre quoi elle luttait depuis toutes ces années, lui revenait aujourd’hui de plein fouet au visage… Que faire, que faire ? En y allant, elle se sentait condamnée… à mort peut-être… en tout cas c’est comme ça qu’elle le sentait.
Oui, elle n’avait jamais été malade, c’était un luxe qu’elle ne pouvait pas s’autoriser, car elle avait à faire. Par contre, elle était habitée par d’autres types d’angoisses depuis toutes ces années, sans jamais oser le dire à personne…

« Je ne veux pas y aller, je ne veux pas y aller, je ne veux pas y aller ». Sandra leva sa tête de nouveau et son reflet lui fit peur. En lui, elle pouvait presque reconnaître celui de sa mère, « sa mère morte », morte depuis 4 ans, vivant comme une morte pendant 20 ans. « C’est ça ce que tu veux, ma vieille ? C’est ça ce que tu veux ? » – se demanda-t-elle. Non, elle ne voulait pas ça…
Le médicament commençait à faire son effet, mais ce n’était pas encore ça.
« 36 ans, 36 ans et te voilà déjà vieille, alors que tu ne l’es pas ! Non… 38, oh lala, j’ai 38 ans et je n’ai rien fait dans ma vie ! Mais que veux-tu y faire ?… »

Elle se rappelait la conversation avec Mathilde, une copine (peut-être la plus proche, mais le mot proche reste relatif quand même) anglaise un peu extravagante, so british, comme elle le dit elle-même.
– Darling, si tu veux, moi je peux t’amener à l’aéroport, tu sais…
Mais Sandra s’était déjà échappée dans ses pensées.
– Darliing, tu es là ? Tu vas bien ? Qu’est-ce qui t’arrive ces temps-ci, tu ne ressembles plus à toi-même ?
– Oui, pardon, Mathilde, j’étais en effet dans mes pensées.
– Alors ?
– ???
– Tu veux que je te ramène demain matin ? Ok ?
– Non, non Mathilde, je te remercie, mais je vais prendre un taxi. J’ai déjà appelé une compagnie. C’est très tôt le matin, il fait froid et je préfère faire comme ça. – Sandra coupait court. Toujours courtoise, mais catégorique. Elle n’avait appelé encore aucune compagnie de taxi bien sûr, elle le ferait ce soir, mais elle ne voulait pas que Mathilde l’accompagne. Surtout pas.
– Mmm, d’accord, si tu veux…
– Non, vraiment, gracias. – Et voilà, le mot s’était échappé. Ce mot de cette langue, elle aussi prohibée par sa mère… et cette langue qui lui manquait tant. Même si elle n’était pas bolivienne, elle restait quand même latino-américaine ! C’est vrai que dans sa famille ils étaient tous blancs et sa sœur et elle avaient des traits européens, ce qui leur permettait de se « fondre dans le décor », « d’être comme les autres » comme disait sa mère. Comme si ça leur permettrait d’échapper aux assassins… Mais elles avaient cru à ces propos toutes les deux, toutes les trois… Et aujourd’hui son père lui manquait plus que tout.
Mathilde était très curieuse et Sandra savait qu’elle voudrait percer son secret mais Sandra ne baissait pas sa garde.
– C’est à Edouard que tu penses ? Tu as eu des nouvelles de lui au fait ?
Cette question a sorti Sandra de ses pensées. Ah oui, Edouard, c’est vrai qu’elle lui avait dit que peut-être Edouard viendrait et que c’est lui qui la conduirait à l’aéroport, et là elle s’était trahie tout à l’heure, toute seule, en lui disant qu’Edouard était resté encore aux Etats-Unis… En même temps elle n’aime pas mentir, surtout aux copains, elle a déjà comme ça suffisamment menti…
« Oui, Mathilde pourra penser que je suis perdue car j’attendais Edouard, c’est bien ».
– Non, je lui ai laissé un message, mais avec le décalage horaire… je pense que c’était en pleine nuit. C’est vrai que ces derniers temps je suis très fatiguée – finit-elle sa phrase en baillant, ce qui n’était pas dans ses habitudes. D’un seul coup, elle s’était sentie non pas fatiguée, mais épuisée… et vieille. – Je dois y aller, j’ai encore un tas de choses à faire, en commençant par ma valise. C’est vrai que j’ai la tête ailleurs, ces temps-ci.
– Tu es sûre que ça va ? C’est ce voyage qui te préoccupe, n’est-ce pas ?
– Oui, je suppose… Je dois y aller. A bientôt. – répondit Sandra avec son plus grand et authentique sourire qu’elle put offrir.
– Ciao Darling…

Edouard est son boy-friend et elle a presque failli l’oublier. Non, elle ne pouvait pas l’oublier et peut-être que c’était ça le problème. Edouard. Ils s’étaient connus dans une galerie d’art, au cours d’un vernissage. Elle était devant un tableau. Il s’était approché et elle avait fait une plaisanterie autour de cette œuvre. Ils avaient ri, ils avaient sympathisé et comme ça… de fil en aiguille, ils sont sortis ensemble.
Cette attitude naturelle et authentique chez elle l’avait tout de suite conquis. Ça le changeait des femmes trop artificielles et hautaines. Il y avait quelque chose en elle encore tellement… il n’aurait pas su le dire, mais elle l’intriguait. Bien sûr, il s’était renseigné sur elle, tout de suite. On lui avait dit qu’elle réussissait très bien dans son domaine. Et voilà, un point de plus. Durant ce premier rendez-vous, elle ne lui avait pas du tout parlé de son succès. Il avait trouvé et lu tous ses écrits et il était émerveillé par son style et la légèreté de son écriture.

– Regardes, tu es connue… moi, je ne suis personne – lui avait-il dit un jour.
– Mais c’est parce que tu n’as pas un métier qui peut te rendre célèbre. Regardes, je ne fais pas grand-chose… et je suis la première à me demander pourquoi ça marche. Je trouve que tout ce que tu fais, mérite bien plus de célébrité que ce que je fais. J’aurai bien aimé être à ta place – lui avait-elle dit et qu’on me laisse en paix une fois pour toutes – pensait-elle.
– Oui, mais ça marche et ça marche bien. Et puis, ce n’est pas vrai que tu ne fais pas grand-chose. J’ai lu tout ce que tu as écrit.
– Je n’ai pas écrit tant que ça… Et alors ?
– Alors c’est bon, c’est très bon !
– Merci. – Elle ne savait plus quoi dire. Elle était touchée qu’il ait tout lu d’elle et très contente que ça lui ait plu, à Lui…
Il commençait à l’admirer. Elle était jeune, belle, sans prétention, authentique, non possessive… tout ce qu’il lui fallait.
Elle aimait en lui sa bienveillance, son sourire, sa stature, son intelligence. Edouard était un homme distingué et discret en qui elle trouvait enfin un vrai partenaire, presqu’un confident…presque. Son travail l’amenait à se déplacer souvent, ce qui faisait qu’ils ne se voyaient pas très souvent. Ce qui supposerait qu’il était impossible d’emménager ensemble, une question qu’ils n’avaient jamais soulevée en un an et demi, ni l’un ni l’autre. En fait, cette situation les arrangeait très bien tous les deux : pas trop d’attaches, l’affection oui, mais pas d’attaches.

Et il était venu l’autre jour. C’était le week-end dernier. Il avait fait une escale à Londres et ils s’étaient vus. Ils étaient assis sur le canapé et elle s’était lovée contre lui. Sans le regarder, elle le lui avait dit. Elle lui avait parlé de ce voyage qu’elle devait faire. Il l’avait prise dans ses bras.
– Comme ça là-bas tu pourras trouver un Edouardo – s’était-il risqué de dire en gardant une voix détachée. – et tu vas m’oublier, avait-t-il pensé, mais sans oser le lui dire. Parce qu’au final que pouvait-il lui offrir ? Voulait-il lui offrir plus ? Parfois il pensait qu’il ne la méritait pas, car il trouvait qu’elle valait plus que lui.
En revanche, il avait senti la note d’angoisse dans sa voix. Pour la première fois elle se laissait aller.
Pour la première fois elle se montrait faible.
Pour la première fois il l’avait sentie fragile et pour la première fois il avait voulu la protéger, s’occuper d’elle.
– Tu veux que je t’accompagne ? – lui-même n’avait pas su comment cette question lui avait échappée. Il attendait sa réponse, angoissé. Pourrait-t-il se libérer vraiment de son travail ? Voudrait-il au fond le faire, s’engager plus dans cette relation ?
De quoi se protégeaient-ils au fait l’un et l’autre ?
Elle ne lui avait pas répondu… et il s’était senti soulagé… Elle l’avait seulement serré plus fort contre elle et elle s’était laissée aller… elle s’était endormie. Il n’osait pas bouger et se demandait si elle n’avait pas laissé quelques larmes sur son pull. Il la serrait dans ses bras, attendri par cette attitude si peu habituelle chez Sandra.
La jeune femme se sentait nulle, lamentable et faible parce qu’elle s’était laissée aller. Elle voulait prendre ses affaires et partir, s’échapper et s’enfuir, mais il y avait quelque chose de tellement réconfortant et apaisant dans les bras d’Edouard, qu’elle abandonna cette idée.
Ils n’avaient plus reparlé de ça. Ce qui les avait unis cette nuit-là, les avait séparés le lendemain. Ils avaient repris un air détaché et même plus distant. Et il était reparti…
Mais ce dernier jour, avant le départ, elle l’avait appelé et elle lui avait laissé un message. Encore une fois elle n’avait pas menti à Mathilde quand elle lui avait dit que peut-être Edouard l’accompagnait à l’aéroport, elle ne mentait que lorsque cela était vraiment nécessaire et cela devenait de plus en plus rare.

Alors elle l’avait appelé, en vrai. Elle avait laissé un message sur le répondeur.
– Salut! Edouard, comment ça va ?… Tu te rappelles de notre dernier week-end ? – Oui, il se rappelait, il se rappelait même très bien. – En fait, tu m’as demandé si je voulais que tu m’accompagnes pour mon voyage et je ne t’ai pas répondu… – silence – en fait, je sais que c’est un peu tard, je sais que c’est trop tard, mais ma réponse est « Oui », oui je veux que tu sois avec moi durant ce voyage ou durant une partie de ce voyage si cela est possible pour toi. J’espère que tu vas bien, je t’embrasse.
Edouard avait écouté maintes fois ce message et ne savait pas quoi répondre. Là, il ne pouvait pas croire ses oreilles. Bien sûr que ça lui avait fait plaisir, bien sûr … mais là, devant cette demande, il s’était senti lâche. Là enfin, elle lui demandait quelque chose, là, elle lui disait qu’elle avait besoin de Lui, de Lui et pas de quelqu’un d’autre, pas d’un autre, pas d’un Edouardo ou de n’importe qui… et là il était tétanisé et était prêt à fuir. Oui, mais la retrouverait-t-il de nouveau s’il lui disait « non » ?! Il ne savait pas quoi faire et restait assis devant son téléphone. Il devait repartir au travail. De toutes les façons il devait y aller là, tout de suite même… Mais ne pourrait-il pas se libérer dans deux jours ? Le voyage de Sandra allait durer au moins une semaine et même plus peut-être … et puis la Bolivie n’était pas si loin des Etats-Unis…

Sandra restait pensive devant le lavabo. Elle entendit soudainement le réveil sonner. Il était 5:30 du matin. Combien de temps était-elle restée dans la salle de bains ? Une heure ? Une heure et demie ? Elle prit rapidement une douche, s’apercevant à peine que ses pieds étaient gelés à cause du long contact avec le carrelage froid. Elle se dépêcha pour se préparer et pour sortir, le taxi n’allait pas tarder à arriver.

A l’aéroport il n’y avait pas de problèmes pour passer. Aucune dame avec manteau en fourrure n’était en train de faire un scandale. Elle était presque déçue. Elle y était allée assez tôt, exprès, car elle ne voulait croiser personne (si jamais un journaliste s’aventurait à se lever tôt et l’interviewer pour son voyage). Les vertiges étaient passés et la douleur de la tête avait presque disparu.
Dans l’avion elle chaussa des lunettes de soleil. Elle ne voulait pas qu’on la regarde. Tous les souvenirs lui étaient revenus, tous, les bons comme les mauvais et elle laissa libre cours aux larmes silencieuses, ces larmes tellement attendues et tellement retenues, ces larmes qu’elle n’avait plus laissées s’échapper depuis des années… Le décollage était imminent et elle s’est laissée bercer par ses souvenirs et le bruit du moteur. Elle avait encore des histoires de son passé à régler. Peut-être pour ça devait-elle être seule… ou peut-être pas. Elle avait peur, mais elle savait qu’il était enfin temps d’affronter ses fantômes. Le voyage était long, et en attendant, elle pouvait se reposer, dormir enfin un peu. Elle se berçait avec la berceuse que sa mère lui chantait lorsqu’elle était petite et les larmes amères ont laissé place à l’esquisse d’un sourire. Dans tout ça il y a aussi du bon. Elle irait vers un pays tellement aimé et tellement haï. Elle ira ensuite dans son pays d’origine qui n’était pas loin et elle y resterait autant qu’il le lui faudra, il n’y avait pas de hâte à retourner à Londres…
Pour la première fois depuis des années elle ne savait pas vers quoi elle allait, elle n’a rien pu programmer et elle devait se laisser aller. Mais elle sait qu’au retour elle ne sera plus la même… et elle espère pouvoir se sentir libérée…
Elle sait, par contre, quel sera son discours, enfin, elle a une idée, enfin,elle est prête à lever l’interdiction maternelle et à parler.
« Je ne m’appelle pas Sandra, je m’appelle Xandra »…

Katia Legourska

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